"Un dire de feu" : découvrir l’œuvre de Bernard Manciet par sa voix
Poète, auteur de théâtre, de nouvelles, de romans, avant tout en occitan mais aussi en français, Bernard Manciet est célèbre pour son œuvre prolifique et admirable. Il l’est peut-être moins pour ses dessins et peintures, ou encore pour son rapport à la musique. Homme de tous les arts, qui admirait autant l’éloquence que le parler gascon des "petites gens", il accomplira son désir de déclamer ses textes sur scène dans les vingt dernières années de sa vie. Ce sont ces diverses facettes qu’explore l’auteur et réalisateur occitaniste Patric La Vau dans son dernier film, Bernat Manciet, un díder de huec. Cet hommage au grand écrivain fait partie des nombreux événements qui ponctuent cette année de célébration du centenaire de sa naissance. Cinquante-deux minutes qui donnent à entendre la voix du poète dont les vibrations nous "déshabille(nt) jusqu’à l’âme1".
Extrait des Sonets de Bernard Manciet, réédités en version bilingue aux éditions Jorn.
Comment avez-vous rencontré Bernard Manciet et quelle relation aviez-vous avec lui ?
Patric La Vau : Je l’ai d’abord lu. D’emblée, j’ai entendu sa voix et senti que son écriture était fondée sur l’oralité, sur la respiration. En 1983, je l’ai rencontré pour la première fois au salon du livre de Pau. Je l’ai écouté en conférence et j’ai été subjugué, à la fois par l’homme et par son discours. J’ai eu la chance de partager ensuite le dîner avec lui et quelques amis occitanistes.
En 1984, je l’ai contacté pour lui proposer de monter sur scène dire ses textes en compagnie du jazzman Bernard Lubat. Il a été très enthousiaste et a immédiatement proposé d’adjoindre au projet le peintre Pierre Venzac. Cette rencontre sur scène a eu lieu au Festival occitan d’Eysines, le 20 avril 1985. Cinq cents personnes étaient présentes. Les gens ne connaissaient pas Manciet, pour la plupart, et le public a été complètement fasciné.
À la suite de cet événement, nous avons évoqué ensemble l’idée d’une création sur José Cubero, ce torero né à Caudéran et mort dans l’arène. Je l’ai mis en contact avec Gilbert Tiberghien, qui venait d’installer sa compagnie théâtrale à Eysines. Cela a donné Per El Yiyo. Je pense que ces deux rencontres, avec Bernard Lubat et Gilbert Tiberghien, ont été déterminantes pour la suite. Cela a ouvert la voie de la relation entre Manciet et le théâtre. Il y a eu ensuite de nombreuses autres collaborations : avec le musicien franco-canadien Garlo, à la Rock School Barbey, avec le musicien, conteur et peintre Christian Vieussens, avec le chanteur Beñat Achiary, avec La Manufacture verbale, ou encore avec le metteur en scène Jean-Louis Thamin et l’actrice-metteuse en scène Hermine Karagheuz, avec laquelle il a fait une tournée d’une dizaine de dates pour dire sur scène L’enterrement à Sabres.
Votre histoire avec Bernard Manciet explique sans doute l’intention première de votre film, qui est de faire entendre sa voix…
P. L. : Je suis quelqu’un de l’oralité. Je m’intéresse avant tout à l’éloquence des artistes, à leur capacité à transmettre leur singularité ; c’est aussi ce que j’ai eu envie de mettre en avant chez Manciet. Lui-même a toujours admiré l’éloquence ; il avait cette envie très forte de déclamer, de "proférer ses textes", comme il le dit dans le film.
Quand je le fais monter sur scène, à Eysines, c’est pour mettre le poète en situation de dire ses textes et dans ce film, je souhaitais faire entendre cette voix. Je m’appuie sur l’enregistrement du spectacle de 1985 et sur trois autres enregistrements de Manciet que j’ai sorti dans les années 2010 sur le label daqui2. J’avais aussi réalisé un entretien en français avec le poète au début des années 2000, qui nous aide à comprendre sa pensée et sa personnalité. On retrouve tout cela dans le film. On entend sa voix et ce petit souffle très caractéristique, qui suscite chez moi beaucoup d’émotion. Il y a aussi celle du comédien Christian Loustau, qui lit des textes de Manciet. J’ai également intégré une interview du poète occitan Jean-Pierre Tardif, qui a rencontré Manciet au début des années 1970, puis qui est rapidement devenu le rédacteur-adjoint de Manciet à la revue Oc avant d’en être le rédacteur en chef. Je trouve qu’il parle de son ami de façon très juste et poétique et avec une passion qu’il communique.
Vous avez filmé beaucoup de locuteurs occitans, souvent des anonymes. Quels sont les points communs entre Bernard Manciet et ces "gens d’ici", comme vous les appelez ?
P. L. : Ce qui les rassemble, c’est l’enracinement dans l’oralité gasconne. Manciet emprunte à différents parlers, il emploie les mots de la vie de tous les jours, mais par leur assemblage poétique, il a su sublimer cette langue.
Manciet est quelqu’un du peuple. C’est ce qui est paradoxal chez lui : il fait une sorte de grand écart entre le lieu d’où il vient, Sabres, la langue des "petites gens" – il se reconnaît aussi comme un "gent d’aciu"3 – et son parcours universitaire, ses études de lettres, Sciences Po, dont il finit premier, puis sa carrière dans la diplomatie. Manciet cultivait son jardin, il taillait sa vigne, s’occupait de ses arbres ; il était très attentif à la nature. On l’a parfois trop mis sur un piédestal poétique, mais en réalité, il partageait fondamentalement la langue, l’histoire et l’expérience des gens humbles qui vivent dans les Landes.
Comment ce projet de film est-il né ?
P. L. : Dès le début de l’année 2022, j’ai commencé à réfléchir à un documentaire sur Bernard Manciet pour le centenaire de sa naissance. Quand le projet a commencé à mûrir, j’ai alors pris contact avec Madame Manciet et ses enfants pour les informer de mon projet et ils m’ont tout de suite donné leur accord. Ils m’ont d’ailleurs toujours aidé et soutenu pour la réalisation de ce film et je tiens à les en remercier. À peu près au même moment, j’ai rencontré Liane Béobide, directrice des Affaires culturelles de la Ville d’Anglet, qui m’a signalé qu’un collectionneur landais, Jean-Claude Marquadé, venait de faire don à la Villa Beatrix Enea de trente-cinq dessins de Manciet. J’ai alors suggéré à Liane de profiter de ce don pour réaliser une grande exposition pour le centenaire et envisager une programmation culturelle autour du poète et de son œuvre. La Ville d’Anglet m’a alors demandé de coordonner ces différentes manifestations. Pour l’exposition, j’ai pris contact avec une quinzaine de collectionneurs qui possédaient des œuvres de Manciet. J’ai par ailleurs organisé une rencontre avec Joël Brouch, directeur de l’OARA, Jakes Aymonino, directeur artistique de La Manufacture verbale, et Christian Loustau, de la compagnie Tiberghien. Cela a abouti à la mise en place d’une résidence de La Manufacture verbale pour la mise en voix chantée des Sonets4 et à la reprise de L’Eau mate par la compagnie Tiberghien5.
Par qui votre film est-il produit et comment allez-vous le diffuser ?
P. L. : Ce sont les Nuits atypiques qui produisent tous mes films. Un díder de huec a aussi été soutenu par de nombreux partenaires, qui se sont par ailleurs associés à ce centenaire : la Ville d’Anglet, la Région Nouvelle-Aquitaine, les Départements des Landes et de la Gironde, le Parc naturel régional des Landes de Gascogne, la Communauté de communes Cœur Haute Lande. Quant à la diffusion, à ce jour, j’ai déjà la confirmation de huit projections en Gironde, dans les Pyrénées-Atlantiques et dans les Landes – à l’auditorium d’ALCA, dans des médiathèques et des cinémas de la région et à L’Estaminet d’Uzeste – et j’ai encore de nombreuses autres pistes. Venant de l’action culturelle et du spectacle vivant, je considère qu’un film est un support de médiation et d’actions territoriales. Les temps d’échange avec le public sont essentiels pour moi. Ce rapport poétique et intime que le film peut créer avec le public me passionne.
Qu’est-ce qui relie l’ensemble des événements organisés dans le cadre du centenaire de la naissance de Manciet ?
P. L. : Tout a été pensé en cohérence : œuvres graphiques, musique, théâtre, littérature, cinéma. À Bordeaux, le film va être projeté à l’auditorium d’ALCA juste avant la sortie de résidence de la Manufacture Verbale à l’invitation de l’OARA. À Anglet, qui va être, avec Bordeaux, l’un des pôles importants de ce centenaire, il sera projeté après l’inauguration de l’exposition PoéZique, Manciet et la musique et avant les concerts de Beñat Achiary et de la Manufacture Verbale. Dans le film, j’évoque l’activité graphique de Manciet que l’on va découvrir dans l’exposition qui lui est consacrée au Centre d’art/Villa Beatrix Enea d’Anglet. Il y aura également une représentation de L’Eau mate, une table ronde, des rencontres, des lectures, etc.
Notre but est de rendre hommage à Bernard Manciet, de le faire entendre, de faire comprendre qui il était et comment il était attiré par tous ces arts. C’est aussi de donner envie de lire ou de relire son œuvre.
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1. "Les êtres humains, il faut les déshabiller jusqu’à l’âme", citation de Bernard Manciet extraite du film de Patric La Vau, Bernat Manciet, un díder de huec.
2. Il s'agit de L'Enterrement à Sabres, Wharf et Per El Yiyo.
3. Une personne d’ici.
4. Résidence accueillie à l’OARA et qui donnera lieu à une sortie de résidence le 14 septembre 2023 à la MÉCA, à Bordeaux : https://alca-nouvelle-aquitaine.fr/fr/agenda/bernard-manciet-l-honneur-la-meca-bordeaux
5. Spectacle diffusé au Lieu sans nom et également soutenu par l’OARA. Retrouvez toutes les dates des manifestations organisées à l’occasion du centenaire de la naissance de Bernard Manciet sur la page dédiée du portail de l’actualité créative occitane du CIRDOC-Institut occitan, La Fabrica (https://fabrica.occitanica.eu) et sur le Portail Culture et Patrimoine en Nouvelle-Aquitaine