Violeta Tauragiene : "Je travaille toujours mieux quand je ne suis pas chez moi"
Lauréate de la résidence Traduction pour l’année 2018, Violeta Tauragiene est venue au Chalet Mauriac du 5 mars au 14 avril pour traduire en lituanien un roman de Mathias Énard, Boussole. Ce mercredi après-midi, avant-veille de son départ, son envie de parler de son métier et de ce temps passé à Saint-Symphorien n’était pas loin d’approcher le zéro. Parce qu’elle n’aime pas forcément parler de ce qu’elle fait, préférant le faire justement ; parce qu’elle a peur que son français ne lui permette pas de dire précisément ce qu’elle veut dire. Ce mercredi-là, dans la cuisine du chalet, une tourtière landaise fut partagée et dégustée, en l’honneur d’un événement extraordinaire. Grâce aussi à ce moment peut-être — mais pouvait-on attendre autre chose d’une traductrice — les mots justes ont ensuite été choisis. Avec calme. Avec chaleur. Avec facilité.
Quel est votre rapport aux langues, à la vôtre en particulier et aux autres langues en général ?
Violeta Tauragiene : (Silence assez long) Mon travail de traduction au commencement n’avait aucun rapport avec la langue. J’ai commencé à traduire tout simplement parce que j’ai aimé un livre. Quand j’ai découvert Faulkner, je suis tombé tellement amoureuse de lui que je n’ai tout simplement pas voulu m’en séparer. Que faire alors pour rester le plus longtemps possible avec ce texte, avec cet écrivain qui m’avait tellement éblouie ? Cela a été à l’origine de mon travail de traductrice. Le lituanien était ma langue natale, c’était tout. Moi j’aimais la littérature et je n’avais aucun intérêt particulier pour la langue. Je voulais être critique littéraire. Mais quand j’ai découvert Faulkner, quand je suis devenue amoureuse de lui, alors j’ai compris que la seule possibilité pour le lire, le lire encore, le lire toujours, ce serait par la traduction.
Même si je l’ai lu en anglais, mon rapport à cette langue n’avait rien de particulier. Quand j’ai commencé à le traduire, pour être plus sûre de moi, j’avais toujours à proximité les traductions polonaises, pour comparer, vérifier, parfois lever mes doutes.
"C’est donc contre ces traductions en lituanien que j’ai commencé à traduire."
Maintenant je me rends compte qu’il y avait encore autre chose, qui a un rapport avec la langue. Quand je lisais les traductions lituaniennes de Faulkner — elles avaient été réalisées par une seule et unique traductrice — montait en moi une révolte, car je voyais bien quelque chose qui était écrit en lituanien, mais ce n’était pas Faulkner ! C’est alors que j’ai voulu le rendre comme il devait être, selon ma compréhension.
C’est donc contre ces traductions en lituanien que j’ai commencé à traduire. Puisque les romans existaient déjà, les nouvelles surtout, qui sont ensuite parues dans des revues. Bien sûr, je pense que j’ai fait ce qu’il fallait, mais ma préoccupation n’était pas tant du point de vue de la langue que du rythme de la phrase. Et je n’aurais pas su dire à ce moment-là quel était le rapport avec la langue.
La Lituanie fête cette année les 100 ans de sa première déclaration d’indépendance. La langue lituanienne est une langue très ancienne, mais orale, parlée par les paysans. La langue de la noblesse était le polonais, le russe avait aussi une forte influence, le lituanien est alors beaucoup plus jeune en tant que langue littéraire. Quelles sont les spécificités de la langue lituanienne écrite et de sa dimension littéraire, et quelles sont les difficultés principales et les contraintes que vous rencontrez en traduisant dans cette langue ?
V.T. : Le lituanien — comme sa voisine, l’autre langue balte, le letton — est une langue archaïque, parlée par les paysans, qui s’intéresse surtout aux choses concrètes. Il est en particulier toujours très difficile de traduire les notions abstraites, ou philosophiques. Alors il faut inventer. C’est difficile, mais on finit toujours par trouver des solutions. Sont-elles bonnes ou mauvaises, cela aussi est difficile à dire.
De quelle façon a eu lieu pour vous la rencontre avec la langue française ?
V.T. : Je pourrais dire… par mon mari. Nous étions tous les deux philologues et avons décidé qu’il fallait apprendre le français. Parce que la langue est belle et qu’il y avait beaucoup de textes que nous voulions lire. Cela a commencé avec un manuel sur les plages de Lituanie (à l’époque, même en rêve, il n’était pas possible d’envisager venir en France !), puis avec les textes et le dictionnaire à côté.
À l’école, nous apprenions le lituanien et le russe, il y avait aussi un enseignement de l’anglais, de l’allemand, mais du français pas du tout.
Comment en êtes-vous ensuite arrivée à faire de la traduction un métier ?
V.T. : Après l’indépendance en 1991, la fondation George Soros a financé beaucoup de projets, entraînant la publication de nombreux textes encore jamais traduits. Ma première traduction à paraître en revue a été une nouvelle de Sherwood Anderson. Puis il y a eu ces textes de Faulkner. Ma première traduction publiée a été un roman du Nigérien Wole Soyinka (Prix Nobel de littérature en 1986), commande d’une maison d’édition, mais texte que je n’aimais pas particulièrement et dont la traduction ne m’a procuré aucun plaisir. À cette époque, mon activité principale était l’enseignement à l’université, mais j’ai fait un doctorat pendant trois années durant lesquelles je suis partie à Moscou écrire une thèse qui avait pour sujet la traduction.
Et puis, avec Faulkner, mon deuxième amour était Camus, ses essais d’ailleurs plus que ses romans. Alors j’ai traduit ensuite, toujours avec l’aide de la fondation Soros, Le Mythe de Sisyphe, Noces, L’Été, Actuelles I et II, et les Carnets.
Comment présenteriez-vous ce métier de traduire ?
V.T. : C’est une façon de vivre je crois. Je me souviens que, dès le début, quand je me réveillais le matin, la première chose à laquelle je pensais était de me mettre devant l’ordinateur pour traduire. Une nécessité absolue. Et cela a été comme ça toute ma vie. Mais peut-être cela a-t-il été comme ça parce que toute ma vie je n’ai traduit que ce que je voulais traduire, que ce que je proposais aux maisons d’édition. Sauf Wole Soyinka !
Parmi ce que peut apporter la traduction, il y a cette belle formule, dont je ne rappelle pas l’auteur : "l’élargissement de l’horizon de sa propre langue". Comment ressentez-vous cet élargissement vis-à-vis de votre langue ?
V.T. : Je ne sais pas… (silence) Il y a des traducteurs qui aiment beaucoup améliorer le texte, qu’ils traduisent avec les mots rares lituaniens, qu’ils cherchent dans le dictionnaire et sont très fiers de trouver. Moi, cela ne m’intéresse pas du tout. Je veux rester très fidèle au texte originel, trouver un équivalent juste pour ce que dit l’auteur. Et comme mes auteurs sont toujours très clairs, sans beaucoup de fioritures, il s’agit de choisir parmi deux ou trois possibilités qui sont devant moi. Peut-être que si j’avais traduit des textes philosophiques, votre question aurait une résonnance particulière. Pour les essais de Camus, j’étais très jeune et (rires) innocente, alors je n’y ai pas beaucoup pensé dans ce sens !
Un traducteur compare le texte à traduire à un terrain pour l’ethnologue, c’est-à-dire où on doit séjourner longtemps, et il dit qu’il y a quelque chose de "saignant et de douloureux dans le travail de traduction". "Traduire laisse des traces physiques", va-t-il même jusqu’à écrire. Ressentez-vous cela également, vous qui dites vous réveiller le matin avec le corps et l’esprit déjà prêts pour traduire ?
V.T. : Absolument, absolument. Souvent tu te réveilles la nuit en pensant : « Voilà, c’est ce mot qu’il faut ». Bien sûr, cette dimension presque physique du rapport avec le texte est vraie si on parle de Faulkner, ou bien de Beckett. Parfois, par contre, avec certains textes, il n’y a besoin d’aucun combat !
J’imagine que cela est identique pour les poètes, quand ils pensent à la poésie, quand ils créent les poèmes.
"Quand tu écris, tu te laisses aller à la fantaisie. Quand tu traduis, tu ne peux pas te l’autoriser."
Diriez-vous que quand vous traduisez, vous écrivez ?
V.T. : Non, ça je ne peux pas le dire, car quand tu écris, tu te laisses aller à la fantaisie. Quand tu traduis, tu ne peux pas te l’autoriser. Tu dois suivre de très près l’auteur pour ne pas le trahir. Je pense qu’il y a une différence entre les traducteurs comme moi et ceux qui ont voulu devenir des écrivains mais n’y ont pas réussi. Ce n’est pas mon cas.
Quels sont les rapports que vous entretenez avec vos éditeurs ou vos éditrices, une fois la traduction réalisée ? Avez-vous ensuite avec eux des échanges sur le texte, ou bien, comme le dit l’écrivain César Aira à propos de l’Argentine : "… il n’y a pas d’éditeurs, les manuscrits sortent tels quels. On ne me change même pas une virgule." ?
V.T. : Oui, et cela est arrivé assez récemment. Dans les premières années de l’indépendance, les maisons d’édition étaient plutôt pauvres et n’avaient pas les moyens de financer un éditeur ou une éditrice, alors l’intégralité du travail était confiée au traducteur ou à la traductrice. Beaucoup de mes traductions ont donc été publiées sans éditeur. J’ai toujours pensé que ce n’était pas bien. Il a fallu au moins une dizaine d’années avant de parvenir à envisager la présence d’un éditeur ou d’une éditrice. Désormais j’ai une relation avec une éditrice, que j’adore et qui m’a beaucoup aidée. Grâce à elle, je vois avec plus d’acuité ce qui ne va pas. Maintenant, j’aimerais refaire quelques unes de mes anciennes traductions réalisées sans éditrice.
Quel est le statut d’une traductrice en Lituanie ? Y a-t-il une rémunération minimum ? Une organisation professionnelle ? Les formations à la traduction existent-elles ? Envisageriez-vous d’y enseigner ?
V.T. : Il y a eu la création d’une association il y a dix ans, qui a commencé à faire un peu changer les choses. En ce qui concerne la rémunération, nous sommes parmi les moins bien payé(e)s de toute l’Europe. Mais je me suis consolée en rencontrant ici une traductrice hongroise qui était encore moins bien payée que ce qui se pratique chez nous !
Je travaille avec trois éditeurs, avec deux de façon régulière, et je sais que je suis mieux payée que d’autres. Mais quand j’ai rempli le dossier de candidature pour la résidence ici (rires), on m’a demandé deux ou trois fois de confirmer la somme totale prévue pour la traduction sur laquelle je venais travailler. On ne me croyait pas !
Les formations existent aujourd’hui à l’université, elles sont même devenues un peu à la mode. Depuis l’anglais bien sûr, et aussi maintenant l’espagnol. Mais je n’y interviens pas, ne croyant pas plus à la "creative writing" — on peut reconnaître un écrivain passée par ce moule — qu’à l’enseignement de la traduction, dont la qualité essentielle me semble passer par la capacité à ressentir un auteur et son rythme, sa musique.
Pour quelle raison trouve-t-on par exemple dans votre bibliographie les traductions d’un auteur comme Romain Gary (et d’Emile Ajar, son pseudonyme), qui est connu certes en France mais dont l’œuvre est de facture plutôt classique ?
V.T. : Romain Gary n’est pas pour moi un écrivain de premier ordre (quoique, me dit-on, reconsidéré aujourd’hui) mais c’est le hasard qui m’a conduit à lui. J’habite à Vilnius, en face de la maison qu’il habitait enfant. Une amie française, venue chez moi, m’a dit un jour : tu habites en face de sa maison alors tu dois traduire La Promesse de l’aube. Ce que j’ai fait après l’avoir lu. Personne en Lituanie ne connaissait ni l’auteur ni le texte. De tous mes livres traduits, il a été à ce jour le plus grand succès. Réédité régulièrement. Bien sûr, d’autres traductions ont ensuite été demandées par la maison d’édition.
Venons-en au projet qui vous a conduit à venir en résidence au Chalet Mauriac, Boussole, de Mathias Énard. Dans votre présentation, il y a une jubilation vis-à-vis de ce texte : "roman qui m’a éblouie", "j’en suis devenue l’heureuse victime". Dites-nous si le plaisir de sa traduction à été à la hauteur de celui de sa lecture ?
V.T. : Celle-ci aussi est une traduction à part ! (rires) J’ai découvert le livre il y a deux ans à Arles, grâce à une amie qui est sa traductrice en italien. Je l’ai commencé et puis… je l’ai arrêté, mis de côté (rires). Trop dense, trop touffu. Plus tard j’ai appris sa sélection parmi les finalistes du Man Booker Prize International (récompense l’auteur ou l’autrice et son traducteur ou sa traductrice d’un ouvrage étranger, traduit en anglais et publié au Royaume-Uni), alors je l’ai repris. Cela m’a de plus en plus intéressé et j’ai fini avec une énorme envie de le traduire. Il y a une telle boulimie de la vie dans ce texte. Mais quand j’ai commencé la traduction, c’était si difficile, si pénible, avec parfois même des doutes —tantôt je pensais que c’était un grand livre, tantôt je m’interrogeais sur certaines parties plus journalistiques. Alors cette traduction est la plus lente, la plus fatigante de ma carrière, mais malgré cette lenteur et cette fatigue qui me tracassent, je me réveille chaque matin avec une énorme envie de m’y remettre.
Je suis arrivée ici avec une première traduction de la totalité du livre — le premier jet que je fais d’habitude, suivi d’un deuxième, que je laisse reposer avant un troisième. Mais pour la première fois de ma vie, j’ai changé de manière. Je faisais un premier jet suivi, dès le lendemain, d’un travail effectué sur la même partie, sinon ce n’était pas possible, car le texte est si dense qu’il faut le suivre de près pour ne rien oublier. Ensuite j’avançais de quelques pages. Et ainsi de suite. À ce jour, la troisième étape est faite et je vais remettre ma traduction à l’éditrice.
"Cette immersion est très importante, elle permet la rencontre avec divers aspects de la vie quotidienne."
Être en France, au moment de la traduction d’un livre, immergée dans la langue, a-t-il un effet sur votre travail ?
V.T. : Je crois que cela a une énorme influence, parce que mon apprentissage, dans l’ancienne Union soviétique, ne s’est faite que par les manuels, sans avoir jamais eu l’occasion de parler la langue. Cette immersion est très importante, elle permet la rencontre avec divers aspects de la vie quotidienne, l’observation des rapports entre les gens, tout ce qui contribue à mieux sentir encore l’atmosphère d’un livre.
Vous avez commencé à y répondre mais, ayant déjà été en résidence à de nombreuses reprises dans des lieux et des pays variés, que vous apporte ce moment particulier vécu loin de chez vous, dans un lieu nouveau, entourée d’inconnus, dans une autre langue ? Ce ne sont peut-être pas forcément les meilleures conditions pour travailler sereinement…
V.T. : Moi je travaille toujours mieux quand je ne suis pas chez moi ! Comme Camus aimait écrire dans les chambres d’hôtel. Je m’enferme dans un cocon, je peux voir ce que je veux voir, sentir ce que je veux sentir. Et une chose aussi, très importante, dans les résidences : j’ai plus d’ami(e)s à l’étranger que je n’en ai en Lituanie. On noue des amitiés dans les résidences pour des années et des années. Grâce à ces échanges, si riches, avec des gens aussi passionnés que moi pour la même chose : lire et traduire.
Qu’est-ce qui restera le plus présent, le plus intense, dans votre souvenir de ces moments passés ici, au Chalet Mauriac ?
V.T. : La chaleur des relations humaines. Paisibles. Faciles. Ce lieu est un endroit très chaleureux, où je me suis sentie bien dès le premier jour.