Entre low tech et high tech, un gain de qualité de rendu et de créativité grâce à l’IA ?
Rédaction de scénario, imitation de voix d’acteurs, fausse reprise musicale, reproduction d’expressions faciales, etc. La démocratisation des intelligences artificielles génératives semble révolutionner les pratiques artistiques, que ce soit en design, illustration, musique, architecture ou même en cinéma, audiovisuel et jeu video. Cédric Babouche, auteur-réalisateur au trait aquarellé reconnaissable, et Aymeric Castaing, producteur de la société girondine Umanimation, voient dans ces nouvelles technologies des opportunités pour assister les artistes en automatisant certaines tâches à faible valeur ajoutée.
Pouvez-vous présenter votre société Umanimation et évoquer vos projets actuels ?
Aymeric Castaing : Umanimation fait du transmédia. Nous concevons nos projets comme une grande histoire, dont chaque chapitre est traité sur la plateforme qui lui convient le mieux, qu’il s’agisse de jeu vidéo ou de contenu linéaire comme de l’animation ou de la bande dessinée. Le premier projet que nous réalisons avec Cédric Babouche est le jeu vidéo Dordogne. Il raconte le retour en Dordogne de Mimi, qui va vider la maison de sa grand-mère décédée et revivre ses souvenirs d’enfance. Les Ricochets est le court métrage préquel de cette histoire ; il se concentre sur l’arrivée de la grand-mère dans cette région. Nous sommes en négociation avec un grand éditeur français pour une bande dessinée sur les personnages secondaires du jeu. Notre prochain projet sera dans cette veine.
"Nous réfléchissons à intégrer des IA alimentées par mon approche graphique afin de faciliter le travail des graphistes et de gagner du temps pour peindre."
Avez-vous recours aux nouvelles technologies dans vos productions et avez-vous déjà testé les IA génératives ? Si oui, à quel niveau ?
Cédric Babouche : Nous avons testé Midjourney et ChatGPT, par curiosité et pour de la veille technique. Dordogne et notre prochain projet utilisent des techniques de mélange 3D temps réel et d’aquarelle fait main. Nous sommes face à une problématique de mise en œuvre, qui est très longue et fastidieuse. Nous réfléchissons à intégrer des IA alimentées par mon approche graphique afin de faciliter le travail des graphistes et de gagner du temps pour peindre. Nous voyons cela comme un moyen de rendre notre travail meilleur, non pas pour remplacer des graphistes, mais pour laisser les artistes se concentrer sur ce à quoi ils excellent, c’est-à-dire créer. Il s’agit d’un projet collaboratif, qui implique un laboratoire de la région1 et s’inscrit dans le prolongement technicoartistique de ce que l’on fait.
A. C. : Nous allons déposer une demande d’aide auprès de la Région Nouvelle-Aquitaine pour effectuer des recherches dans le but de développer un outil propriétaire interne (qui ne sera pas vendu à des tiers ni mis en prestation). Cet outil pourrait permettre de gagner du temps sur un processus fastidieux dans la chaîne de production du jeu en simplifiant le passage entre le pinceau et le moteur de jeu, notamment au niveau de la mise en couleur. Il s’agit d’apprivoiser, de dompter la "bête" dans sa cage, qui fera ce qu’on lui dit de faire. Ce qu’on appelle IA est en fait du machine learning, fondé ici sur ce que Cédric voudra paramétrer, des réseaux neuronaux et des algorithmes qui ne remplacent ni le travail d’écriture ni celui de design.
Vous évoquez la place des artistes dans cette nouvelle chaîne de fabrication. Un commentaire sur la grève ces derniers mois des scénaristes et comédiens hollywoodiens inquiets quant à leur métier face à cette révolution technologique ?
C. B. : Pour l’instant, les histoires apportées par les IA sont tellement formatées qu’elles n’ont aucun intérêt. Il faut voir jusqu’à quel point le machine learning va être fort. Sur des œuvres uniques, telles que des longs métrages ou des jeux vidéo, cela va être difficile de remplacer l’Homme… jusqu’à un certain point. Il y a des chances pour qu’on arrive à un ratio Homme-machine sans que l’on puisse nécessairement le pointer. C’est peut-être déjà le cas.
A. C. : Je pense de manière optimiste qu’une somme de finesses fait une œuvre (doublage, voix, recherche graphique, écriture, etc.). Si tous ces éléments réfléchis sont en place, quelque chose se passe. Cela ne s’invente pas.
"L’IA est pour le moment énormément dépendante de ce qu’on lui demande de faire. Ce qui sera inquiétant, c’est quand elle sera capable de le faire toute seule."
Jusqu’à quel point pensez-vous qu’une machine puisse simuler l’intelligence humaine ?
A. C. : Mesurer n’est pas évident. En simulation 3D, le plus difficile à faire est d’imiter le regard humain. Nos yeux vont détecter en quelques fractions de seconde s’il s’agit d’un humain ou non. Arriver à toucher des sujets qui nous remuent, ce n’est pas donné à une machine. Cette pincée-là, ce "un-je-ne-sais-quoi2" que l’être humain sait faire, va être challengée, mais le public fera la différence. Il y a encore une bonne place pour la création.
C. B. : L’IA est pour le moment énormément dépendante de ce qu’on lui demande de faire. Ce qui sera inquiétant, c’est quand elle sera capable de le faire toute seule.
Avez-vous peur de la désincarnation de vos métiers en l’absence de législation adaptée ?
A. C. : Il va y avoir des prises de conscience. Les pouvoirs publics vont jouer les garde-fous face au développement des IA génératives. La législation va évoluer, à différents niveaux, pour protéger la création humaine. Il faudra bien s’équiper pour vérifier qu’il y a bien des auteurs graphique et littéraire, un designer, etc., derrière chaque œuvre. L’éducation à l’image a aussi un rôle à jouer pour savoir décoder ce que l’on regarde. L’IA générative est un outil surpuissant, mais si la bête n’a pas de quoi se nourrir, elle ne peut pas avancer. Elle a besoin d’apprendre sur quelque chose qui existe. On le voit avec le scandale de Midjourney qui allait chercher du contenu dans ArtStation3.
Quelles conséquences pensez-vous que la généralisation de ces pratiques pourrait avoir sur la richesse de la création ? Peut-on parler de contrôle de nos imaginaires ?
C. B. : L’IA et les algorithmes nous alimentent déjà de contenus après nous avoir étudiés, et en cela il y a une forme de contrôle. Avec Photoshop, des personnes qui étaient incapables de peindre vont arriver à créer avec des pinceaux numériques au bout de quelques heures. L’outil les met dans une situation où l’échec est rattrapable, l’apprentissage facile et les couleurs apportées. C’est ce qui se passe avec les IA génératives sur la création de certains imaginaires. Des personnes utilisent des IA pour faire des brainstormings, des moodboards ou pour pitcher avec des illustrations faites sur Midjourney. Produire des choses sans savoir d’où cela vient, c’est triste et cela coupe de davantage de connaissances. L’IA, elle, est nourrie d’histoire de l’art. Ceux qui n’ont pas la curiosité nécessaire ne vont pas pouvoir créer leur "musée imaginaire".
Trop de personnes pensent qu’il y aura un gain d’énergie et de temps créatif en utilisant ces technologies. On va tourner en boucle, digérer ce qui a déjà été digéré. D’où l’importance de l’enseignement en école d’art pour comprendre les références. L’industrie qui m’inquiète le plus est celle des effets spéciaux. Il est aujourd’hui possible de créer de fausses images à partir de vidéos de prise de vue réelle et de personnages 3D grâce à des outils qui génèrent une image finalisée automatiquement. Les effets visuels invisibles, qui demandent beaucoup de personnes, sont en danger, surtout lorsque l’histoire se déroule dans des lieux existants.
L’art créé par intelligence artificielle a-t-il la même valeur que l’art issu de la création humaine ?
C. B. : Il est important de savoir qui est derrière ce que l’on regarde. Quand un tableau fait par une IA reçoit un prix, cela surprend. Mais quelqu’un a tapé des prompts pour générer cette image. Il y a là un travail de l’ordre de la création.
A. C. : En photoréalisme, certains artistes numériques utilisent l’IA, la tordent, la poussent dans ses limites et nous font voir quelque chose d’inattendu, notamment en morphologie. La recherche et le développement sont dans la science et dans l’art. Mais le facteur empathique est une clé dans la naissance de projets de création artistique. La capacité à comprendre les autres et à se mettre à leur place manque de plus en plus aux relations humaines et ce n’est pas avec les machines que cela va s’arranger.
1. Il s’agit du laboratoire Catie (Centre aquitain des technologies de l’information et électroniques).
2. Un-je-ne-sais-quoi est une filiale d’Umanimation.
3. ArtStation est une plateforme de portfolio et vitrine pour les artistes dans le domaine des jeux, du cinéma, des médias et du divertissement.