Nirina Ralantoaritsimba : "Lutter par l'art"
Le 21 décembre 2023, l’artiste Nirina Ralantoaritsimba et la professeure d’arts plastiques Valérie Bailloud-Ferrier présentaient le fruit de deux mois de résidence au sein du Lycée Bernart-de-Ventadour d’Ussel : l’occasion de découvrir une série de vidéos et une fresque autour du thème du harcèlement scolaire.
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En hiver, Ussel donne parfois l’impression de porter le deuil : cela tient au ciel lourd et opaque, à la couleur cendrée que prend la végétation, mais aussi à l’hommage insistant que la ville rend à son passé féodal, et à son plus illustre troubadour. Si l’envie vous en prenait, vous pourriez ainsi détourner une "ambulance des Ventadours" pour aller admirer l’hôtel Ventadour (rue des Ventadours), puis vous procurer un recueil des Cansons de Bernart de Ventadorn à la librairie Ventadour, le feuilleter à l’abri du Café Ventado(o)ur (juste à côté de la rôtisserie du même nom) avant de prendre la direction du stade Ventadour, pour finir au Lycée Bernart-de- Ventadour.
C’est là, ce 21 décembre 2023, que l’artiste pluridisciplinaire Nirina Ralantoaritsimba et sa complice Valérie Bailloud-Ferrier, professeure en arts plastiques, présentaient le fruit de deux mois de résidence autour de la question du harcèlement scolaire. Au moment de mon arrivée, Nirina préparait encore la salle pour la projection de 16h. Je sentais une légère nervosité : elle allait montrer à un public mêlant élèves et corps enseignant une douzaine de clips illustrant son travail. Elle n’en avait arrêté le montage que la veille, et ce serait une découverte pour la plupart, y compris pour ceux qu’on verrait à l’écran — une exposition qui comporte toujours sa part de risque.
Nirina savait depuis le début qu’elle travaillait en terrain sensible. Lorsqu’elle a ouvert la discussion sur le thème du harcèlement scolaire, les blessures intimes se sont vite révélées. Nirina confie avoir dû établir des limites : même si l’art a pour elle une dimension thérapeutique, elle ne se sent pas qualifiée pour en assumer la charge. Pourtant, à mesure que les lycéens entraient dans la salle, on sentait à quel point certains s’étaient attachés à elle… et comment ce travail avait représenté un tournant pour eux. Les élèves en Ulis (Unité localisée pour l’inclusion scolaire), particulièrement sensibles au thème, vinrent bientôt l’entourer, lui confiant les derniers développements de leur vie personnelle, ou simplement leur impatience de se découvrir dans le film.
La projection devait leur donner raison : ils en étaient les principaux acteurs, mais aussi les co-auteurs, puisque certains avaient eux-même filmé et monté ces vidéos. Le résultat témoignait de leur engagement dans la voie proposée par Nirina : s’emparer d’outils inspirés de la justice restaurative1 pour explorer les ressorts du harcèlement. À tour de rôle, le temps d’une confrontation, les élèves étaient entrés dans la peau d’une victime, d’un agresseur ou d’un témoin. L’exercice n’avait rien d’anodin : Delphine2, qui avait elle-même été victime de harcèlement, devait m’avouer que jouer un agresseur était au-dessus de ses forces — elle ne pouvait pas, ne voulait pas comprendre ce qui se passait dans leur tête. Mattéo, lui, répugnait à interpréter une victime : son petit frère s’était trouvé dans cette position, et la mise en situation le faisait bouillir de colère. Avec le recul, ils étaient pourtant fiers d’avoir su dépasser leurs réticences. Et surtout d’avoir contribué à cette série de films.
Lorsque je demandais à Nirina ce qui l’avait poussée à tenter cette expérience, elle me parlait d’un travail au long cours sur sa famille : son père est malgache, sa mère française, et celle-ci n’a jamais été acceptée par sa belle-famille, parce qu’elle appartenait au peuple colonisateur. En France, l’histoire de la décolonisation de Madagascar est largement ignorée ; là-bas, elle a laissé de profondes blessures. Nirina est donc porteuse de deux héritages difficiles à concilier : un peuple victime d’exactions, et qui travaille encore à les surmonter, un autre qui a préféré oublier. Sa volonté de créer un dialogue entre ces mémoires adverses, l’espoir de les réparer, a amené Nirina à s’emparer des outils de la justice restaurative, tels qu’ils ont pu être mobilisés dans le cadre de la Commission Vérité et Réconciliation, en Afrique du Sud.
Lorsque Valérie lui a proposé à cette Résidence en territoire, Nirina n’a pas beaucoup hésité : elles avaient déjà travaillé ensemble deux ans auparavant, et avec un certain bonheur. Sa seule inquiétude concernait la possibilité de se voir soutenues une seconde fois, si peu de temps après la première. Mais Valérie devait plaider sa cause avec talent et placer opportunément la résidence sous le signe d’une grande cause nationale : le harcèlement scolaire. Le phénomène était bien connu de Nirina : elle l’avait elle-même subi en tant qu’élève, puis observé lorsqu’elle était devenue enseignante. L’idée de l’approcher avec les outils de la justice restaurative se nouait ainsi à l’intersection de deux thèmes qui la touchaient intimement.
Après une première heure de pastilles vidéo, Olivier Soulier, le proviseur, nous invitait à rejoindre le préau, pour nous présenter la fresque réalisée par les élèves en option arts plastiques. Sur tout un mur, un ensemble de peintures illustrait le thème du jour sous un angle résolument positif : les couleurs étaient vives, les visages souriants, il n’était question que de respect et de réconciliation. Plus tard, lorsque je rejoignais Valérie dans sa salle, elle me montrait les travaux préparatoires : dans un premier geste, beaucoup d’élèves avaient commencé par représenter la part la plus sombre du harcèlement. Nirina et Valérie avaient alors pris sur elles de "les orienter vers quelque chose de plus lumineux, de se concentrer sur les solutions plutôt que le problème".
Sur le coup, je m’interrogeais sur la nécessité d’une telle contrainte dans le domaine artistique : n’y avait-il donc aucune place ici pour la représentation de la négativité ? Dans les vidéos présentées plus tôt, on voyait aussi Nirina diriger Mattéo, qui campait avec conviction le rôle d’un agresseur impénitent, vers l’expression de remords. Peu importait la cohérence de son interprétation, il fallait que la scène débouche sur une conciliation. Pour Valérie comme Nirina, cela relevait de l’évidence : la résidence avait une durée limitée, à l’issue de laquelle elles ne pouvaient laisser les lycéens et lycéennes dans une impasse. La rencontre entre art et responsabilité pédagogique, voire thérapeutique, ou plus largement entre art et politique publique, était à la fois la condition de possibilité de la résidence et une source de contrainte. Mais peut-être que la vraie question était la façon dont les lycéens et lycéennes s’en étaient emparé.
Tandis que nous admirions la fresque, j’eus la chance de rencontrer ses autrices. Louna s’était inspirée de La Nuit étoilée de Van Gogh pour réaliser le fond de sa peinture. Qu’elle évoque les arts plastiques ou son autre passion, la musique, ses yeux brillaient de désir. Lisa avait peint une série de personnages LGBT avec une force d’affirmation et un talent graphique qu’on n’aurait pas attendu d’une si jeune artiste. Et à regarder son travail, je réalisais le chemin parcouru : j’avais son âge en 1995, et n’aurais pu imaginer alors qu’un drapeau arc-en-ciel vienne éclairer mon préau. Alma avait réalisé au pochoir, "à la Banksy", une figure de lycéen qui tendait une main curieuse vers les travaux des autres. C’est Maya qui avait pris en charge la composition générale de la fresque. Elle était trop timide pour prendre la parole en public au moment de sa présentation, mais assez courageuse pour fédérer ses camarades autour d’un nouveau projet : quand elle avait vu la place qu’occupait la fresque dans un lieu aussi central que le préau, la façon dont elle irradiait et colorait un espace par ailleurs assez froid, elle avait pris conscience de leur pouvoir. Elle allait préparer un dossier pour soumettre à son proviseur le projet d’autres fresques dans le lycée. Lorsque j’en touchais un mot à l’intéressé, il se contentait de glisser, l’œil brillant de fierté, que oui, il en avait entendu parler, et que "ça devrait pouvoir se faire". Nirina et Valérie avaient ouvert des possibles, ce serait maintenant aux Delphine et Mattéo, aux Louna, Lisa, Alma et Maya de s’emparer des contraintes, et d’inventer leur chemin.
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1. La justice restaurative repose sur une démarche volontaire d’une victime, qui va demander la mise en place d’un dialogue avec son agresseur et d’éventuels témoins, avec l’aide d’un médiateur. La démarche peut aider la victime à se reconstruire, mais favorise aussi la prise de conscience par l’agresseur de sa responsabilité.
2. J’ai changé les prénoms des élèves mineurs, mais ils se reconnaîtront.