Avec Hélène Vignal, animer un atelier est un acte politique
Dans la salle Thérèse-Menot du lycée Suzanne-Valadon à Limoges, deux jeunes filles sont postées devant un pupitre, face à des rangées de chaises qui peu à peu se remplissent. Ont-elles le trac ? Pas du tout ! Car dans deux jours, c’est devant le grand jury des Chefs-d’œuvre, regroupant les lycées de Haute-Vienne, Corrèze et Creuse, en présence de la rectrice, de l’inspection académique et de la Drac (rien que ça !), qu’elles vont présenter leur ouvrage. Cela fait deux ans que toute la classe de Terminale Bac Pro 2 ASSP (Accompagnement, soins et services à la personne) travaille sur un projet, dont ce chef-d’œuvre est l’aboutissement. Le sujet choisi : le harcèlement, les écrans et le cyberharcèlement.
Une fois, tout le monde installé, la tension monte d’un cran. C’est que, dans la salle, il n’y a pas que des adultes, comme ces deux jeunes filles et l’ensemble de leurs camarades de classe (toutes des filles, exception faite d’un garçon) l’avaient pensé, il y a aussi des jeunes. C’est beaucoup plus stressant ! Le noir se fait, le silence aussi. Devant le pupitre, on présente la genèse de cette représentation : des actions de sensibilisation effectuées par la classe de terminale auprès d’élèves de primaire, ainsi que des élèves de 6ème et leurs parents, grâce à des outils variés (slam, clips, jeux, affiches, journal de bord, questionnaires). Ce parcours a fait naître dans la classe des prises de conscience. N’ont-elles pas, elles aussi, été harcelées, voire harceleuses, par moments ? L’idée d’un nouveau travail de six semaines est née, sur une initiative de leur professeur de lettres et histoire, Samantha Maurette-Mondet, en collaboration avec Hélène Vignal, dans le cadre d’une Résidence en territoire, organisée par ALCA.
Autrice de littérature jeunesse, dont le livre Queen Kong a été récompensé par la Pépite d’or du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, Hélène Vignal est familière du sujet. Elle est tout aussi familière des jeunes, et notamment de celles et ceux qui sont plus en difficulté que les autres. Elle aussi est dans la salle, mais elle n’a pas le trac. Elle est fière, comme l’enseignante, de ce qui s’apprête à être présenté. C’est leur tour à toutes les deux de s’exprimer, et elles le clament au micro.
Au milieu du public, se sont mêlées les élèves de la classe. L’une d’entre elles se lève, vêtue de noir, avec un masque blanc sur le visage, éclairé par une loupiote au-dessous du menton. Une "luciole", qui lance un mot. Elle se rassoit, une autre se lève. Chacune leur tour, comme un chœur qui fait vibrer l’assemblée, elles balancent : "scroller, culpabilité, addictif, suicide, répercussion, etc." Puis viennent des prises de parole plus longues, mais tout aussi percutantes. Les lucioles parlent en leur nom ou en celui des autres. Elles partagent leur quotidien, l’ordinaire, puis tout à coup, au détour d’un mot, la poésie se révèle et le cœur s’ouvre. Des douleurs se partagent, des indignations, des vœux, des espoirs. Derrière les carapaces de ces corps adolescents, leurs textes nous les livrent tout entières.
C’est beau, émouvant, et puissant. Et s’il n’y avait pas les problèmes techniques de son, l’instant serait même parfait.
À aucun moment, on ne devine qu’il y a quelques semaines, ces filles se pensaient incapables de relever ce défi : écrire et lire en public des textes intimes et d’une grande qualité. Elles y sont parvenues grâce à leur générosité, et parce que des adultes ont cru en elles. Elles sont issues de milieux socio-culturels très variés, et nombre d’entre elles ont accumulé du retard au collège à cause d’un accident de vie qui a modifié leur parcours : violences familiales, maladie, harcèlement, viol, etc. De leur enseignante, Samantha, elles disent qu’elle est "une des seules profs à ne jamais les avoir laissé tomber. On est une classe agitée, on n’avait pas les profs derrière nous…" À part les quatre qui les ont menées là : Samantha, et Caroline Lamarche, professeure de Sciences et Techniques Médico-Sociales, ainsi que deux professeures documentalistes, Aurélie Laurière et Laëtitia Raynaud.
Et Hélène Vignal, sur qui elles se jettent lorsqu’elles la revoient.
Quand elle avait vingt ans, Hélène a été longtemps animatrice auprès d’adolescents de Seine Saint-Denis. Cette expérience l’a construite sur les rapports de classe, de domination, et sur les privilèges. Lorsque Hélène se fait tchiper, elle répond par l’humour. L’une se braque et ne veut pas écrire parce qu’elle n’a pas d’idée ? "Pas de soucis, n’écris pas." Elle contourne, danse sur un pied, puis l’autre, avec aisance. "Je m’adapte à elles et à leur proposition de relation, en évitant la relation conflictuelle, car c’est aussi une de leurs propositions."
Ce qu’Hélène veut voir, c’est ce que ces filles ont dans le ventre : "C’est quoi ta voix, et ce que tu as à dire du monde ?" Mais elle ne le leur demande pas frontalement. "Parce que la peur de s’exprimer est tellement forte chez les adolescents, soit à cause de traumas scolaires, soit parce que la rencontre avec leur propre intimité est trop violente, que tout est bon pour y échapper". Alors, elle ruse. Convoque dans leur esprit l’univers des écrans, les aides à explorer leurs sensations, leurs micro-kifs, et à créer ainsi les ressources et imaginaires dans lesquels puiser. "Je fais exactement comme pour moi, quand je cherche l’inspiration." Plusieurs fois, Hélène fait le parallèle entre le travail qu’elle anime auprès des terminales et celui qu’elle réalise au quotidien en tant qu’autrice. Six semaines durant, les élèves s’interrogent sur le pouvoir d’un texte, réfléchissent à chacun des mots qu’elles vont utiliser, à la manière dont elles créent : pour l’une, c’est en racontant d’abord à l’oral, pour l’autre, c’est en s’isolant loin des autres. Cela ne fait aucun doute : elles sont autrices le temps de cette résidence. C’est pourquoi, à la fin, Hélène tient à ce que leurs mots soient mis sur papier, dans un vrai livre, avec des couvertures sérigraphiées par toutes à la fanzinothèque de Poitiers, grâce au concours de Christian Corbinus, dessinateur, auteur de BD et graphiste. "Si politiquement, je défends l’idée que toute voix est légitime, alors cette voix est dans un livre. Cet objet dit : ta voix a sa place."
Au cours de la première semaine de résidence, les textes ne sont pas faciles à sortir. Par écrit, d’abord, mais encore plus à l’oral. Hélène lit pour les autres. Puis chacune se saisit de cette place qu’on lui offre. En entendant les histoires des unes et des autres, les jeunes filles se rendent compte de ce qui les lie, alors qu’elles avaient auparavant tendance à se comparer. Les blagues s’estompent, la tolérance s’installe. Les larmes coulent. Ça parle de sujets difficiles, violents, avec une voix et des mains tremblantes. En face, on écoute, silencieusement, respectueusement. "Plus que pour écrire des textes, nous sommes là pour faire émerger une voix et un espace d’écoute collective et de partage." Cela fonctionne. Les jeunes filles prennent confiance en elles, et les unes en les autres. Samantha, par ailleurs formatrice oralité sur la région, assure que cette expérience est bien plus forte que ce qu’elle peut mettre en place d’habitude : "Parler de leur ressenti a été un révélateur pour les filles. Elles ont même progressé dans les autres matières du bac, à l’oral. Je suis bluffée par ce qu’elles ont accompli." Un juste retour des choses pour cette enseignante qui a choisi de confier ce projet à la classe la plus rebelle et la plus en difficulté, parmi toutes les autres.
Dans ce livre qui consigne leur travail, au fil des pages, on se laisse surprendre par la tendresse, l’humour, la poésie, la douleur.
Pour la première fois depuis qu’Hélène Vignal anime des ateliers, elle en ressort bouleversée. À de nombreuses reprises durant ces six semaines, le suicide a été mentionné. Elle ne sait pas si les jeunes vont beaucoup plus mal qu’avant, ou si elle a franchi un cap dans sa pratique qui les amène à se livrer plus facilement. Avant, elle accueillait toutes les voix, et s’arrêtait là, mais d’entendre des appels au secours si nombreux l’interroge sur son rôle à jouer, sur les formations à entreprendre pour réceptionner cette parole. Pourtant, Samantha assure aussi que d’avoir pu partager leur vécu et entendu celui des autres a beaucoup aidé les jeunes filles.
Mais de chaque difficulté, Hélène Vignal fait un défi à relever. De nouveau, le parallèle se fait avec ses écrits d’autrice, à propos desquels elle dit : "Parlons-nous de tout, réfléchissons aux ressources qui sont les nôtres, et construisons des raisons d’espérer." Elle habite politiquement les actions qu’elle mène, au sens citoyen et concret, et cette résidence ne fait pas exception. Il suffit de voir les sourires et les corps emplis de fierté et de confiance de ces jeunes filles pour en être convaincu. Et devinez qui a obtenu le premier prix des Chefs-d’œuvre cette année en Limousin ?