Juliette Armagnac et les apprentis auteurs-éditeurs
Entre les mois de novembre 2023 et mars 2024, l’illustratrice et plasticienne Juliette Armagnac s’est rendue régulièrement au lycée agricole Fazanis, à Tonneins, dans le Lot-et-Garonne. Dans le cadre du dispositif Résidences en territoire porté par ALCA, elle a travaillé avec les élèves d’une classe de Première bac professionnel Horticulture-Vente de produits de jardin et d’une filière CAP à la réalisation d’un almanach au titre réjouissant : Assiettes et secrets de jardin. Une œuvre foisonnante, pleine d’astuces, d’humour et de poésie, née d’une aventure collective qui s’est terminée le 3 juin au lycée lors d’une journée de restitution. Nous sommes allés ce jour-là à la rencontre de tous les acteurs du projet…
C’est avec un regard pétillant de fierté que les jeunes du lycée Fazanis ont reçu ce lundi du mois de juin un exemplaire de l’almanach qu’ils ont eux-mêmes réalisé. Plus qu’un simple calendrier, il s’agit d’un véritable objet d’art à la composition complexe. Il est le résultat d’un projet d’éducation artistique et culturelle exigeant et ambitieux pour lequel l’autrice Juliette Armagnac a mis en œuvre plusieurs techniques relevant des arts visuels, plastiques, numériques et appliqués. Il s’agissait de répondre aux attendus de l’équipe enseignante, dont l’idée initiale était, dans le cadre d’un EIE (enseignement à l’initiative de l’établissement), la réalisation d’un almanach du jardinier axé autour du développement durable, et plus particulièrement de l’animation d’une grainothèque. La première préoccupation de l’illustratrice a été d’impliquer les élèves et de "préserver leur engagement tout au long du projet". Pour ce faire, elle a mis en place un processus par étapes : "J’ai apporté ma méthodologie de travail pour arriver à une création collective. Il fallait que les élèves s’approprient le projet et qu’ils décident eux-mêmes à quoi cet almanach devait ressembler. Les premières séances étaient surtout de la discussion à partir d’une documentation rassemblée par Bénédicte [enseignante documentaliste], avec des échanges d’idées. Il fallait se mettre d’accord sur ce qu’on allait faire avant de passer à la réalisation. Dès le début, les élèves ont su poser les bonnes questions : pourquoi le fait-on ? Dans quel but ? Pour qui le fait-on ? Et pour quand ? Ils ont eux-mêmes listé les enjeux, les objectifs et ce qu’ils voulaient mettre ou pas dans cet almanach. Ensuite, nous avons travaillé sur les différentes manières de produire des images : la photo, le photomontage, le dessin sur photo, le dessin au trait, la peinture, etc. Je leur ai présenté différentes techniques qui me semblaient accessibles pour des personnes qui ne savent pas forcément dessiner."
Un autre point d’attention de l’autrice était de maintenir la dimension plaisir de ces ateliers et d’impliquer chaque élève à la mesure de ses capacités pour aboutir à ce qu’elle considère comme un travail collectif : "Pour moi, le collectif, ce n’est pas mettre bout à bout et côte à côte le travail de plusieurs personnes ; c’est arriver à se mettre d’accord sur des bases communes et que chacun apporte ensuite sa pierre à l’édifice. À la fin, on ne peut pas dissocier qui a fait quoi. Les jeunes ne le savent plus eux-mêmes, et c’est ça qui est bien."
Une réussite, si l’on en croit les propos convergents des élèves. Dominique affirme que cette expérience leur a permis de parler entre eux et de mieux se connaître. Arnaud, lui, explique que "cela a créé une cohésion dans la classe qui n’existait pas avant". Pour Lucas, élève apprentis et plus âgé que les autres lycéens, ce projet de groupe a aussi eu des vertus plus personnelles : "Cela m’a permis de travailler ma patience et d’être plus compréhensif vis-à-vis des élèves plus jeunes, en écoutant aussi leurs points de vue, sans les juger par rapport à leur âge. Leurs idées étaient intéressantes, et même s’ils mettaient un peu plus de temps à se mettre au travail, le résultat était tout aussi bien fait. Tout le monde s’est investi de la même manière, on s’est partagé les tâches et chacun a pu exprimer ses idées et en débattre. On n’en aurait pas forcément eu la possibilité pendant nos cours habituels." Quant à Johanna, elle voit dans cet apprentissage du collectif une bonne préparation pour son avenir professionnel : "C’est important de savoir prendre du recul, écouter et comprendre les idées de tout le monde. Dans notre vie professionnelle, on risque d’être confrontés à des situations semblables ; on aura des projets en équipe et cette expérience nous a appris à gérer cela."
Pour les enseignants impliqués dans le projet, les acquis sont multiples. Même s’ils avouent, comme Alain Blasselle, enseignant en biologie-écologie, avoir eu des moments de découragement parce qu’ils doutaient parfois d’y arriver dans les délais impartis, ils mesurent surtout les apprentissages et les compétences que ces projets d’éducation artistique permettent de développer chez leurs élèves : une opportunité de s’exprimer différemment et un gain de confiance en soi, pour Alain Blasselle ; le goût de l’effort, pour Bénédicte Duprat ; un nouveau regard sur la création artistique, comme l’explique Bernard Fontanille, enseignant en techniques horticoles : "Les élèves ont découvert qu’ils pouvaient créer un objet artistique et faire autre chose que ce pour quoi ils étudient. Souvent, ils s’entendent dire chez eux que l’art ne sert à rien. Ils ont été d’autant plus agréablement surpris d’avoir réalisé un travail comme celui-ci." Pour Thierry Cestac, enseignant en éducation socioculturelle, il est important, dans un travail collectif, "d’apprendre aux jeunes à faire le deuil de certaines de leurs propositions, d’arriver à les impliquer chacun dans le projet et de leur apprendre à se décentrer." Des paroles qui font écho à celles de Mafalda, élève de la classe de première, qui analyse a posteriori le chemin parcouru : "Ce qui nous déplaisait sur le moment, c’est quand on avait des idées et qu’elles n’étaient pas retenues. On ne comprenait pas pourquoi, puisqu’on faisait partie du projet. Mais finalement, cela n’avait rien à voir, c’est juste qu’il y avait des idées meilleures."
Pour donner forme à toutes ces idées et aboutir à un objet fini réalisé selon des contraintes budgétaires prédéfinies, la contribution de Martine Fain, directrice des éditions Arphilvolis, était indispensable : "Je suis intervenue dans la classe pour leur présenter toutes les étapes du métier d’éditeur et comment se construit un ouvrage pour qu’ils intègrent que cela demande du temps, raconte-t-elle. Chaque étape décrite était rattachée à ce qu’ils devaient faire, de manière qu’ils se sentent impliqués." Autrice, éditrice, élèves et enseignants ont ainsi déterminé ensemble et en amont le tirage, le format, la reliure, le choix du papier, etc. Toutes ces questions essentielles à la réalisation d’un ouvrage, qui ont permis aux lycéens de découvrir les techniques d’un métier et de rendre plus concrète l’issue de tout le travail accompli. Car, comme le rappelle Thierry Cestac, un projet comme celui-ci est une aventure, "on ne sait pas trop où l’on va au départ et il est intéressant d’amener les jeunes à se frotter à ces incertitudes. Ils ont compris que l’art, c’est aussi du travail."
C’est tout un chemin initiatique que les élèves de Fazanis ont accompli, accompagnés pas à pas par Juliette Armagnac, dont les créations personnelles se nourrissent aussi de ces projets de médiation : "Cela demande beaucoup d’énergie. Il faut être très réactif, alors que dans le métier d’illustrateur, on est plus dans sa bulle. Mais c’est important de se confronter à ses lecteurs. Leur montrer mon travail m’est nécessaire pour progresser. Les rencontrer, discuter avec eux, cela me nourrit et m’oblige à mettre en place des dispositifs qui vont permettre à chacun d’être satisfait. Je partage avec eux mes techniques et mes façons de faire pour que tous arrivent à produire quelque chose. C’est aussi une réflexion sur mon propre processus créatif." Une réciprocité fondée sur un lien de confiance et une complicité qui étaient palpables en ce lundi du mois de juin…