Ismaël Jude, une fabrique de la langue
Auteur de plusieurs romans au style audacieux et à la langue recherchée, Ismaël Jude a fait le pari au printemps dernier de venir planter ses mots virulents en terre de Dordogne, où l’association Les Plumes de Léon l’a accueilli un mois au cœur du village de Saint-Léon-sur-Vézère, avec une aide à la création en résidence d’ALCA. Retour avec lui sur cette occasion de transformer la géographie rurale du bourg en carburant à fiction.
Pourquoi venir écrire en résidence ?
Ismaël Jude : Avant tout pour servir le projet d’un livre. J’avais envie d’écrire la cavale d’un personnage errant sur des routes un peu à l’écart et je voulais me mettre dans cette situation, car le réel a toujours un rôle important dans mon processus d’écriture. C’est d’ailleurs à vivre ici pendant plusieurs semaines que j’ai décidé de situer l’action de mon histoire en Dordogne. J’avais besoin de m’imprégner d’un lieu, des gens qui y vivent et de ce qui peut s’y passer, afin d’y planter mon écriture et utiliser ce que j’en perçois comme matière littéraire. J’ai pu lentement creuser la réalité d’une géographie et d’une ambiance pour les faire coïncider avec le cadre et les intentions de mon livre. La résidence, c’est donc avant tout pour moi la recherche d’un socle et d’une matière d’écriture. Mais c’est également un choix de bousculer mes repères. Changer ses habitudes, vivre seul pour un temps, dans une autre région que la mienne, dans une maison alors que j’habite depuis des années dans un appartement, c’est forcément un bouleversement et c’est aussi ce que je suis venu chercher, comme un déclic devant entraîner une autre écriture.
Voyez-vous des spécificités au cadre rural dans lequel se situe une résidence comme celle des Plumes de Léon ?
I.J. : Lorsque tu arrives dans un village de campagne comme Saint-Léon-sur-Vézère, tu es tout de suite amené à prendre plus ou moins place dans la vie locale. Ce n’est pas forcément le cas pour des résidences en milieu urbain, comme celle que j’ai pu faire il y a deux ans à La Ciotat. Ici, tu te retrouves vite au contact des gens, qui te questionnent sur ta démarche, veulent savoir qui tu es, ce que tu cherches. Le quotidien et les échanges sont donc différents de ce qui se peut se passer en ville, mais ce n’était pas non plus nouveau pour moi, car j’ai grandi dans un village jusqu’à l’âge de dix ou douze ans. Je sais comment ça fonctionne et c’était ce qui m’intéressait, j’avais clairement pour intention de faire du village la substance d’un travail littéraire. Alors je n’en ai pas raté une miette. L’épicerie, la médiathèque, les bistrots ou les touristes — car on est aussi dans une région assez fréquentée dès le début des beaux jours : j’ai tout observé très longuement.
Avec quelle matière êtes-vous arrivé en résidence ? Votre texte était-il déjà bien avancé ?
I.J. : Oui et non. Je suis arrivé avant tout avec une ligne directrice de travail, qui tournait autour d’une nouvelle de Cesare Pavese se trouvant dans le recueil Avant que le coq chante et se nommant La Prison. C’est l’histoire d’un personnage fraîchement libéré de détention, qui est contraint de vivre en résidence surveillée, comme dans une sorte de geôle à ciel ouvert et en pleine nature. C’est dans cette veine que je voulais d’abord bâtir une histoire, avant de repenser à un autre texte, que j’avais amorcé bien avant d’arriver à Saint-Léon. Sans que je sache exactement pourquoi, j’ai décidé que ce texte plus ancien serait comme une deuxième partie au projet en cours, et je me suis alors mis à travailler avec un horizon, dans l’attente d’une jonction avec des pages qui préexistaient à ma résidence. Ça a forcément déplacé mes intentions de départ. De cette volonté de travailler sur la réclusion reste surtout une réflexion forte sur les notions d’innocence et culpabilité. Après, ce texte n’est pas terminé et rien n’est donc figé.
Avez-vous eu l’occasion de partager votre travail avec les habitants ?
I.J. : J’ai eu la chance de bénéficier d’un temps de rencontre publique et de restitution à la médiathèque pour la fin de ma résidence. J’ai choisi d’y lire l’intégralité de ce j’avais écrit depuis mon arrivée dans le village, sans rien reprendre ou peaufiner. J’avais envie de donner à entendre une écriture en train de se faire, une écriture qui parfois se perd pour mieux se trouver. C’était important pour moi d’offrir un regard sur une étape de travail sans cacher les imperfections que je viendrai ensuite reprendre en phase de réécriture. J’avais envie d’être vrai face aux habitants que j’avais côtoyés ces quelques semaines. Je crois qu’ils ont été surpris par mon intention de coller au réel de leur géographie : ils ont ri de reconnaître beaucoup de lieux d’une histoire qui, elle, est complètement fantasque.
J’ai également rencontré des élèves de seconde au lycée de Terrasson, avec lesquels j’ai pu échanger autour de la perception qu’ils avaient de mes romans déjà parus. Ils avaient enregistré des lectures à voix haute d’extraits de mes livres, et j’ai été sincèrement bluffé. C’était très touchant d’entendre mes mots ainsi repris, mis en voix et en sons, c’était très créatif et assez novateur pour aborder mon travail autrement qu’à travers une simple analyse textuelle. Leurs questions et leurs remarques étaient du coup très incarnées.
Vous menez régulièrement avec des jeunes, mais aussi avec toutes sortes de public, des ateliers d’écriture. Cette pratique sert-elle à alimenter votre travail d’auteur ?
I.J. : Les principales motivations à cette activité, ce sont avant tout la joie et l’énergie que j’y puise. Mais je crois aussi à l’utilité de l’exercice pour les gens qui y participent. Je crois très modestement avoir parfois permis à certaines personnes d’y trouver des ressources importantes pour leur vie, ressources qu’ils n’auraient peut-être pas trouvées autrement. Et puis, réfléchir aux ressorts de l’écriture a toujours guidé mon travail ou mes lectures. Donald Winnicott, Didier Anzieu, les livres de Deleuze et Guattari… Mon écriture tient beaucoup de l’auto-analyse et c’est un axe que j’aime explorer dans mes ateliers, en aidant les gens à faire mots de leurs émotions et de leurs ressentis.
Bibliographie sélective
- Grief, éditions Verticales, 2022
- Vivre dans le désordre, éditions Verticales, 2019
- Dancing with myself, éditions Verticales, 2014