Noémie Weber, ou l’art de manier la métaphore graphique
Lauréate de la toute nouvelle résidence croisée Occitanie/Nouvelle-Aquitaine1, Noémie Weber a été accueillie au Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien, en novembre-décembre 2024 pour travailler sur un projet de bande dessinée, La Femme qui fuit, mettant en scène une vieille dame atteinte de la maladie d’Alzheimer. Démarrée il y a longtemps, cette histoire a d’abord été présentée sous la forme de quelques planches au concours Jeunes talents du Festival international de la BD d’Angoulême, en 2011. Aujourd’hui, et après deux titres publiés chez Gallimard BD, l’autrice revient sur ce projet jamais abandonné avec une nouvelle maturité.
Si Noémie Weber a toujours aimé dessiner et participait déjà à des concours de bande dessinée à 16 ans, elle a attendu le milieu de la trentaine pour franchir le pas et en faire son métier. Depuis, trois livres ont été publiés : un premier album jeunesse en 2011 aux éditions Éveil et Découvertes2, puis deux bandes dessinées aux éditions Gallimard : Junk Food Book, en 2018, et Le Monde des animaux perdus, en 2022, toutes deux sélectionnées dans plusieurs festivals3. Ces deux derniers titres sont aujourd’hui traduits dans plusieurs langues : italien, russe, et bientôt espagnol et chinois. Une notoriété grandissante – avec interviews et articles de presse qui s’ensuivent – qui, si elle est sans doute appréciable, peut aussi avoir un effet un peu inhibant pour une autrice qui fonctionne à la spontanéité. Noémie Weber a très bien évalué le risque que cela représente parfois de se poser trop de questions en amont d’un projet : "C’est un peu le piège, pour moi, de commencer en me disant 'qu’est-ce que je veux raconter ? Quel thème je veux traiter ?', cela bloque le processus de simplement raconter une histoire. Dès qu’on a un thème a priori, qu’on a envie d’explorer, le risque, c’est de tomber dans l’histoire à message, trop didactique. Pour mes premières BD, je ne me suis pas posé cette question. Maintenant, après plusieurs livres, puis en ayant lu ce que les journalistes ont écrit sur eux – ils y ont parfois vu des intentions que je n’avais même pas en tête quand je les ai réalisés –, il y a la préoccupation d’écrire quelque chose de profond, et c’est assez paralysant. J’essaie de retrouver la spontanéité que j’avais au début. Je pense que tous les auteurs passent un peu par là. Quelqu’un m’avait dit : 'Tu verras, la troisième BD, c’est la plus difficile à écrire'…"
Noémie Weber analyse avec clairvoyance son processus créatif. Elle décrit précisément son cheminement lorsqu’elle se lance dans un nouveau projet : une image surgit, puis s’ensuit une succession d’idées qui, mises bout à bout, construisent le fil d’une histoire. "Pour Le Monde des animaux perdus, explique-t-elle, au départ, je voulais raconter une histoire pour enfants qui se passe autour des toilettes, parce que cet endroit est souvent mystérieux pour eux. J’avais cette idée de quelque chose qui tombe dans les toilettes et de la petite fille qui va le rechercher. Puis je me suis demandé 'qu’est-ce qu’on jette dans les toilettes ?' Pourquoi pas un poisson mort ? Cela m’a amenée à la thématique de l’animal et du deuil, car ce sont des questions qui m’intéressent. Mais je ne suis pas entrée dans l’histoire en ayant en tête ces idées-là. Au commencement d’un projet, je n’ai pas forcément conscience d’aller vers telle ou telle thématique." Pour La Femme qui fuit, titre provisoire de la bande dessinée sur laquelle elle travaille actuellement, c’est encore une image qui en est à l’origine : "J’avais l’idée d’une femme avec un trou par lequel sa vie s’échappe. Au départ, c’était assez abstrait, puis je me suis dit que ce trou pourrait être dans sa tête, puis que ce seraient ses souvenirs qui s’échappent, et enfin, j’ai abouti à l’idée d’une vieille dame qui a la maladie d’Alzheimer. "
Ces deux histoires sont liées, selon Noémie Weber, car elles parlent chacune à leur manière de la mémoire. Dans Le Monde des animaux perdus, la petite fille doit accepter d’oublier son animal pour que sa vie continue, tandis que dans La Femme qui fuit, la perte progressive des souvenirs prépare peu à peu à la mort. Ce sont deux approches très différentes d’une même thématique, qui répondent en ce sens à la préoccupation de l’autrice de sens cesse se renouveler. "C’est difficile de ne pas se copier soi-même, confie-t-elle. J’ai tendance à aller vers des récits qui ont une structure du type Alice au pays de merveilles et j’ai peur que cela devienne trop systématique. Mes histoires parlent souvent d’un enfant qui part en voyage, avec un côté onirique… J’aimerais ne pas tomber dans une structure trop répétitive. Ce n’est pas évident, car ce sont toujours un peu les mêmes sujets qui vont s’exprimer d’une manière ou d’une autre dans mes livres, mais je dois trouver une manière différente, à chaque fois, de les aborder pour ne pas donner l’impression que je raconte tout le temps la même chose."
La poésie, le fantastique – ou l’onirique – et l’humour – qui est là pour tempérer le risque de tomber dans le "mélo" ou le "larmoyant " – tiennent une place importante dans tous les livres de Noémie Weber. Elle les manie avec brio pour adapter le ton à chacun de ses récits. Cette adéquation entre le sujet et la façon dont il est raconté, la forme graphique qui va l’épouser, est particulièrement probante dans son projet en cours : "On peut aborder la maladie d’Alzheimer de plusieurs manières. Cela me gênait un peu de raconter cette histoire sans avoir vécu l’expérience de côtoyer une personne qui avait cette maladie. Finalement, je pense que cela est possible dans la mesure où je l’aborde sous une forme allégorique, qui débouche sur des questions philosophiques à propos de l’oubli et de la mémoire. Dans ce projet, il n’y a pas vraiment d’histoire, dans le sens classique du terme, avec des péripéties, etc. C’est plus la forme qui dit quelque chose sur le fond ; j’évoque la progression de la maladie au travers de métaphores graphiques. Il me semble que cette approche n’est pas trop exploitée en BD, mais plus dans les albums pour enfants, pour leur expliquer des concepts un peu profonds. J’avance sans véritable synopsis, j’ai juste une ligne générale. J’ai des idées de saynètes, que je vais dessiner, et je vais voir ensuite comment les agencer pour que cela fasse une progression. Mais il n’y aura pas nécessairement un lien spécifique, un enchaînement, entre chaque scène ; ce ne sera pas un récit linéaire. Car c’est comme ça que je me représente le quotidien d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer : être dans le discontinu."
Comme son héroïne, Noémie Weber avance un peu à tâtons, elle expérimente sans savoir encore véritablement où cela va la mener. En pleine phase de construction, cette résidence – la première dans son parcours d’autrice – lui aura permis de préciser son concept, de mieux déterminer sa direction, et de dessiner des premières pages qui ne seront peut-être pas définitives, mais nécessaires pour qu’elle puisse "commencer à explorer le projet ". Car, pour Noémie, écriture et dessin sont vraiment liés, l’histoire se déploie en images et sa technique est toujours la même : "Je travaille surtout à l’encre de Chine, à la plume, avec un dessin au trait, puis je scanne mes planches et j’intègre la couleur avec Photoshop." Et ses réflexions sur la forme graphique visent, une fois encore, à embrasser au plus près son propos : "Je ne sais pas encore si je vais retravailler ma technique pour ce projet, mais pour le moment, j’ai une base de dessins en noir et blanc avec simplement les objets qui sortent de la tête de la vieille dame qui sont en couleur et en transparence, avec des superpositions, comme s’ils étaient un peu fantomatiques."
Si l’autrice reconnaît se trouver dans une position un peu inconfortable dans ce projet qu’elle aborde en assumant une part d’incertitude et d’inconnu, elle ira, nous l’espérons, au bout de cette histoire qu’elle porte en elle depuis si longtemps…
1. Résidence d’écriture croisée Occitanie/Nouvelle-Aquitaine, portée par Occitanie Livre & Lecture et ALCA.
2. Lulu, le petit mouton qui aimait la viande, éditions Éveil et Découvertes, 2011.
3. Junk Food Book a été sélectionnée pour le prix Pépite BD du Salon du Livre Jeunesse de Montreuil et pour le Prix des Lycées du Festival d'Angoulême, et Le Monde des animaux perdus a été récompensé par une Mention Spéciale du jury catégorie "Comics Middle Grade" au Bologna Children Bookfair 2023 et sélectionné dans la liste des White Ravens 2023 (Internationale Jugendbibliotheke, Munich).