Détour et dialogue avec Aliona Gloukhova
Aliona Gloukhova est lauréate de la résidence d’écriture francophone Nouvelle-Aquitaine/Québec 2024. Elle a passé six semaines à Québec, à la Maison de la littérature, un bel endroit pour habiter le monde.
Aliona Gloukhova est allée voir du côté du Québec, la nature, la neige, la langue.
En séjour à la Maison de la littérature à Québec du 16 mars au 02 mai 2024, elle est allée vers un ailleurs, vers une transformation qui souvent accompagne les déplacements. Lauréate de la résidence d’écriture francophone Nouvelle-Aquitaine/Québec 2024, l’idée première était de travailler à Mars subitement, janvier as-tu vu ? , un projet interrogeant les liens de "collisions, fusions, attirances, répulsions entre humain et animal, végétal, minéral, éléments de matières vibrantes, éclairs, orages, eaux stagnantes, fumées, brumes". Il s’agit d’un texte hybride où l’auteure cherche comment "être vivante-avec-le-vivant, amie avec les araignées, les brouillards et d’autres cyclones". Aliona envisage son texte comme "une fiction fragmentaire et poétique, avec des instructions pour les nuages en formation, des études de ligne et de vie minuscules, des messages laissées par des expéditeurs inconnus : orchidée esseulée dans un champ, vent, mésange". À l’arrivée, Aliona me confie avoir découvert que le texte était quasiment terminé dans la forme qu’il proposait et qu’il convenait alors de le mettre de côté, de le reposer, soit pour le faire grandir soit pour qu’il gagne au contraire en concentration.
Je pense aux différents états de l’eau. En écoutant Aliona, je me dis que le climat est susceptible de changer l’état naturel des mots comme la température celui de l’eau, à la façon d’une théorie géographique.
Le vent, la pluie, l’air, la neige, les nuages… les météores semblent jouer un rôle important pour Aliona lorsqu’elle écrit, comme motif, comme mise en mouvement de l’imaginaire ou de l’autofiction.
"Oui, c’est souvent le cas pour moi dans ma vie, ma journée est bien lancée si elle commence dans l’eau ou dehors — quand j’ai d’abord accès à ce qui se passe à l’extérieur et non à ce qui se passe dans ma tête. Je crois que le monde nous parle sans cesse et on a décidé que nos pensées ont plus d’importance. Moi-même je l’oublie parfois, souvent. Et puis j’aime beaucoup me sentir dans cette simultanéité du vivant, d’écrire dedans, de faire en sorte que mon écriture respire-avec, soit une chose de monde, comme un météore ou un brouillard, que moi je sois une chose du monde parmi les autres."
J’en déduis que le voyage d’Aliona au Québec, convoquant les éléments, le corps, la mémoire, les rebonds d’un lieu à un autre a suscité de l’inattendu.
"Ça a été étonnant, on imagine toujours des choses quand on part en voyage lointain, surtout parce que c’était mon premier voyage transatlantique : le décalage horaire, le jetlag, le vol de 7 heures. Je pense que je me suis retrouvée dans un état fortement alteré, mon jetlag ne passait pas. Et puis la première nuit je me suis réveillé à 2 heures du matin et me suis approchée de la fenêtre. J’ai vu que la neige tombait, éclairée par une lanterne de nuit, très lentement. C’était quelque chose que je reconnaissais, un endroit où je suis revenue et, à la fois, il y avait cette absence de soi que l’on ressent quand nos heures de sommeil sont parfaitement désordonnées (je me levais à 3 heures, me couchais à 18h). Mon corps a reconnu aussi le froid, ce vent glacial, comme à Saint Pétersbourg ou j’ai vécu pendant que j’y faisais mes études. Mon corps se souvenait la stratégie de protection : comment réagir, quelles tensions, positions adopter pour avoir moins froid."
Je me dis qu’Aliona parle comme elle écrit ou l’inverse, liant les mots aux sensations, aux souvenirs, à une recherche, à un moyen de faire corps, à un retour sur soi à travers la vie au-dehors. Les mots et l’eau comme solutions. L’immersion québécoise d’Aliona s’enrichit ainsi de rencontres. Elle assiste lors de son séjour à une conférence d’Angelo Vannini, Itinéraire pour ne pas habiter – la littérature, organisée par le Crachoir de Flaubert où le poète italien tente de déceler les conditions d’inhabitabilité d’où jaillit la littérature. Les rencontres appellent les rencontres. Grâce à Aliona, je m’accorde ce détour. J’écoute quelques phrases du poète italien invitant à sa table bon nombre de ses amis : Platon, Ovide, Ossip Mandelstam, Anna Akhmatova, Paul Celan, Alberto Savinio, Hélène Cixous et Dolores Prato.
Parce qu’Aliona est née à Minsk, je me dis sans doute naïvement que Ossip Mandelstam et Anna Akhmatova sont aussi ses amis. Et les autres ? J’oublie de lui poser la question ou peut-être que je n’ose pas comme si j’avais le sentiment que les amitiés littéraires obéissaient chez Aliona à d’autres relations. Je viens de refermer Nos corps lumineux, son dernier roman sorti en mars 2023. J’y croise Kierkegaard, Wittgenstein, Pessoa, Virginia Woolf, baignés dans la simplicité de la vie quotidienne, au milieu d’enregistrements téléphoniques, de trajets à pied, à vélo, en train ou parmi les nuages. Où et comment habiter le monde ?
De son expérience québécoise, Aliona me parle également de l’atelier d’écriture de Sébastien Bérubé, Watcher son terrain, à la Maison de la littérature, me disant qu’elle adore la façon dont la langue française mute à Québec. Cette fois, je n’oublie pas de lui poser la question. Le français n’est pas sa langue maternelle. Son voyage québécois a-t-il contribué à la faire réfléchir autrement à la langue française ?
"C’est une langue où j’ai toujours l’impression que quelque chose échappe à mon contrôle et c’est très agréable. Au Québec, ce qui était étonnant et très jouissif aussi c’est d’observer toutes les mutations de cette langue suite aux voisinages linguistiques divers, d’autres habitudes, tics de langage, tous ces verbes anglais qui se retrouvent conjugués à la française, tous ces t’sais à la place de you know. Il y avait de la joie et de la désobéissance là-dedans, très plaisantes."
Joie ! Désobéissance ! Je me dis que la langue française a de la chance d’être parlée par Aliona. Sa langue témoigne d’une liberté. Sa langue est une liberté.
"Quand j’écris j’oublie où je suis, dans quel genre, parce qu’une autre chose devient importante — une quête, une précision, une justesse à l’intérieur d’une phrase. Et à la fois, c’est peut-être bien que les notions de roman et d’autofiction existent quelque part à la périphérie, parce que quand on cherche vraiment c’est important de désobéir, d’aller dans les endroits inattendus. Et pour ça, il faut peut-être avoir des contours de territoire, pour pouvoir aller au-delà de ces lignes quand c’est vraiment important. La seule certitude, c’est la question posée. Et une urgence certaine. Je ne peux pas commencer à écrire sans trouver cette urgence, cette question à laquelle je ne trouve pas de réponse. Le reste est incertain et je fais avec. Je n’ai pas de plan, c’est intuitif, mais ça ne veut pas dire que tout peut rentrer dedans. Je cherche une justesse et une précision, une économie de moyens, une proximité extrême. L'exploration est importante, tout commence avec, j’aime questionner ce que l’on ne questionne pas normalement, rendre tout mouvant par ce regard attentif et curieux : relation amoureuse, nostalgie, formation de vents, abri, destin, mémoire de méduses."
Sa langue est une poésie libre.
"Chaque fois il s’agit d’une transformation : une personne commence un livre, une autre le termine, je ne sais jamais qui je vais retrouver à la fin. Il y a beaucoup de neige dans mes romans, la lumière est importante, des rues vides, des questions, une recherche de proximité avec le monde."
Sa langue est une façon d’habiter le monde.
Et la suite ?
"Je suis dans l’écriture du livre que j’ai commencé à Québec, une autre personne apparaît, je suis alors peut-être à la fin d’écriture. Ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est la littérature agissante, celle qui soigne, console, chante, couvre, déplace, cherche, mord, tutoie."
Je réfléchis à cette idée de littérature agissante : soigner, consoler, chanter, déplacer, chercher, mordre, tutoyer. Un rôle dérisoire et de la plus lourde importance. Je pense à Richard Brautigan (un auteur chez qui les voyages aussi transforment les mots) parce que s’y trouve cachée dans ses écrits « la plus petite tempête de neige jamais recensée ». En écoutant Aliona parler, parler d’eau et de nuage, je me dis qu’ils pourraient être amis. Les rencontres appellent les rencontres. Je l’entends d’ici lui dire :
"Comme si dans l’Histoire chacun n’avait pas un rôle à jouer.
Comme si moi, mon rôle, ce n’était pas de m’occuper des nuages." (Brautigan, Tokyo-Montana Express, 1981)
Oui, ils pourraient être amis. Il faudra penser à lui poser la question.