Banafsheh Farisabadi, une poétesse dans l’entre-deux


Après plusieurs résidences d’écriture partout en France, la poétesse et traductrice iranienne Banafsheh Farisabadi était de nouveau accueillie au Chalet Mauriac en ce printemps 2025. Elle est venue travailler sur la traduction d’Un beau ténébreux, le roman de Julien Gracq, dont la prose poétique fait écho à sa propre pratique de l’écriture. Celle-ci se situe désormais entre deux langues, le français et le persan, et deux territoires, la France et l’Iran, qui nourrissent une poésie puissante, à la fois engagée et intime.
Comment êtes-vous devenue traductrice littéraire ?
Banafsheh Farisabadi : J’ai commencé à apprendre le français à l’adolescence. J’aimais beaucoup cette langue. Puis j’ai écrit des poèmes dès l’âge de 17 ans et, petit à petit, je me suis mise à en lire en français. La poésie a toujours été ma grande passion. Quand je lisais le texte en français, l’équivalent en persan se créait dans ma tête. J’ai commencé ainsi à traduire des poèmes du français vers le persan. J’étais déjà assez connu dans le milieu littéraire en Iran, en tant que poète, cela ne m’a donc pas été difficile d’intégrer le réseau des traducteurs. J’ai d’abord été publiée sur des sites littéraires, puis dans des revues. Je me suis ensuite mise à traduire des romans. Le premier était La Nuit dernière au XVe siècle, de Didier Van Cauwelaert. Je n’étais alors pas très expérimentée et, fascinée par ce roman, j’ai entrepris sa traduction sans envisager la finalité de ce travail. Il était fort probable que je ne puisse pas obtenir l’autorisation de publication compte tenu des scènes érotiques. Et de fait, le livre n’a pas été publié en Iran. Je ne pouvais pas accepter de modifier ma traduction selon la censure, car ce n’est pas mon œuvre. Pour ma poésie non plus, je ne peux tolérer aucune forme de censure et a fortiori lorsqu’il s’agit de traduction, car se pose alors la question de sa propre responsabilité par rapport au texte original. Après cette première expérience, j’ai progressivement appris comment choisir les œuvres à traduire pour ne pas être censurée.
En plus des classiques de la littérature française (Camus, Hugo, Balzac, Gracq …), vous avez également traduit Les Porteurs d’eau, d’Atiq Rahimi, un auteur qui aurait pu écrire lui-même son livre en persan, qui est vivant et dont le livre parle de la question de l’exil. Compte tenu de cette forme de proximité entre vous, est-ce que cette expérience de traduction a été importante pour vous ?
Banafsheh Farisabadi : Le livre a été publié en Iran quelques mois après l’arrivée des Talibans pour la deuxième fois en Afghanistan. Cela me touche beaucoup, car c’est un pays voisin. Et j’aime les écrits d’Atiq Rahimi. Ce qui est intéressant dans ce roman, c’est le jeu avec la langue persane : l’auteur utilise différents "gesticules" de cette langue dans son texte en français. Ma traduction s’est achevée durant la pandémie. Nous nous donnions des rendez-vous sur Skype ; je lisais ma traduction et Atiq écoutait. Il préférait entendre son livre en persan plutôt que de le lire. Cette expérience a été très importante pour moi, elle m’a confirmée en tant que traductrice, car Atiq Rahimi est un écrivain qui maîtrise parfaitement les deux langues.
Comment s’est passée la rencontre avec l’œuvre de Julien Gracq et quelles sont vos affinités avec celle-ci ?
Banafsheh Farisabadi : Je l’ai découverte par hasard, juste après ma résidence à la Maison Julien Gracq, où je suis restée seule pendant deux semaines, en décembre 2023. J’avais alors le temps de me concentrer sur tous les détails de cette maison : les papiers au mur, l’atmosphère… Je ne connaissais pas encore son œuvre. J’ai commencé à le lire et son texte m’a aussitôt fascinée. L’univers de Julien Gracq est très proche du mien. Un beau ténébreux m’a d’abord semblé intraduisible. Ce texte est extrêmement complexe. L’auteur ne cherche pas à se faire comprendre, et c’est précisément cela qui m’a séduite, une similitude avec la poésie. J’ai pensé que seul un poète ou une poétesse pouvait le traduire. Il faut attendre la deuxième ou la troisième lecture pour que le sens s’éclaire. Il y a différentes couches, dans son texte, et les découvrir est un jeu. Je dois faire des pauses, me concentrer pour trouver les équivalents en persan. Je trouve ce travail tout à fait passionnant et agréable.
Pour moi, traduire, c’est comme écrire un poème, c’est un grand défi. Si je ne trouve pas la même passion, le même plaisir que dans la poésie, je ne traduis pas. Je crée un texte en persan, en me mettant à la place de l’auteur, comme s’il était iranien. Je ne me sépare pas du texte.
Vous travaillez actuellement sur un recueil de poésie que vous écrivez pour partie en français. Pourquoi le choix de cette langue ?
Banafsheh Farisabadi : J’ai commencé, en 2023, par traduire mes poèmes en français, car je souhaitais publier un recueil de poésies bilingue, en français-persan. Mais je n’étais pas satisfaite par cette traduction. Je me suis dit que je pouvais avoir cette chance de ne pas seulement traduire mes poèmes. Personne n’était là pour juger de la qualité de ma traduction ou pour mesurer sa fidélité au texte persan. Le texte m’appartient, donc je peux faire ce que je veux. J’ai commencé par modifier des images qui ne fonctionnaient pas en français, par réécrire quelques poèmes. Puis, j’ai pensé qu’il fallait que j’oublie tous les textes que j’avais déjà écrits en persan, que je ne retienne que les idées pour les faire revivre et attendre de voir ce qui allait se produire dans le texte français. J’ai commencé par l’idée qui me préoccupe le plus : la peine de mort. Je me suis mise dans cet état psychologique dans lequel j’étais quand j’ai écrit le texte en persan et j’ai réfléchi de nouveau à ce sujet, en observant les impacts qu’il produisait en moi, mais, cette fois-ci, en pensant directement en français et en oubliant complètement ma langue maternelle. Ce n’est pas une traduction, ce n’est même pas une réécriture. Je réinterprète les textes que j’avais écrits ou, s’il y a de nouveaux poèmes, je les écris en deux versions : une fois en persan, avec une structure et un langage spécifique, et une autre version en français, dans une forme différente. Il y a des idées de poèmes qui fonctionnent en persan mais jamais en français, et vice-versa.
De quelle manière votre vie en France a-t-elle impacté votre écriture poétique ?
Banafsheh Farisabadi : Ce qui a beaucoup changé dans mes poèmes récents, c’est la présence de la nature. J’ai vécu toute ma vie à Téhéran. C’est une ville grise, avec beaucoup de pollution sonore. J’ai écrit plus de la moitié de mes poèmes en métro, en bus, avec un bruit constant, car notre appartement était juste à côté de l’une des plus grandes autoroutes de Téhéran. Ces bruits sont toujours dans ma tête, même maintenant. À mon arrivée en France, je me suis trouvée tout à coup dans un silence qui m’était "étrange". Parfois, le bruit des moteurs ou des machines me manquent, parce que ce silence ne m’est pas familier. La nature s’est immiscée dans ma poésie. J’y évoque, par exemple, les araignées que j’ai pu observer au Chalet. L’atmosphère urbaine a changé de visage ; il est désormais plus en lien avec les éléments naturels. Je vis maintenant entre ces deux univers. Il y a toujours un tumulte en moi, dans les profondeurs, mais l’environnement qui m’entoure est très tranquille.
Quelles sont les thématiques qui vont parcourir ce recueil, en dehors de la peine de mort, dont vous avez parlé ?
Banafsheh Farisabadi : J’appellerais cela de la poésie engagée, mais en même temps, je n’aime pas les slogans dans les poèmes. Je n’aime pas ce qui est politisé au lieu d’être politique, je n’aime pas être trop directe ou superficielle dans la poésie. Je pense que si l’on veut dire son engagement, il faut d’abord trouver un équivalent dans son intimité pour pouvoir exprimer ses pensées avec sincérité. Quand j’ai une idée pour écrire un poème, je m’arrête, j’attends pour la digérer, je ne me précipite pas, et petit à petit, je commence à vivre avec jusqu’à ce qu’elle m’appartienne. Une idée sociale et universelle devient mon intimité. C’est exactement à ce moment-là que je peux l’écrire. Tant que cette idée est hors de moi, je la vois comme une responsabilité, mais dans l’écriture, cela ne fonctionne pas. Parfois, je vis avec pendant des mois et ensuite, je peux l’écrire en un jour ou une heure. C’est comme un accouchement.
Le sujet que j’évoque dans mon dernier poème se rapporte à un moment de quelques secondes : c’est le cri de la mère d’un jeune homme qui vient d’être exécuté. Cette femme ne s’y attendait pas. On la voit sur une vidéo se jeter dans la rue et hurler. Ce serait un cliché de dire que cela m’a bouleversée. Évidemment ! Cela va bien au-delà. J’ai vécu avec ce cri dans ma tête pendant trois ans. Après tout ce temps, j’ai pu écrire ce poème. Je ne parle pas de mes engagements ou des sujets politiques, mais j’écris le résultat. Les causes sont les mêmes partout : que l’on parle de la justice, de l’Humanité, des droits des femmes ou de la peine de mort, comme dans mon exemple. Mais ce qui change d’une personne à l’autre, ce sont les effets de ces causes. La poésie, ou même l’art en général, naît de l’effet que cette histoire produit en moi, de ma manière de la vivre.