Épaissir le réel féminin, entretien avec le réalisateur Tahar Kessi


Lauréat d’une résidence Cinéma au Chalet Mauriac, Tahar Kessi est venu en juin 2025 avancer l’écriture de son projet de long métrage de fiction Le secret des sables : un thriller psychologique et spirituel dans le Sahara algérien. L’histoire articule la quête de deux personnages, Boualem et Tanit. Boualem cherche les causes des disparitions mystérieuses qui inquiètent la région, tandis que Tanit remonte la piste de sa généalogie familiale. Une quête onirique en forme d’enquête qui les mènera à démêler les non-dits de leurs histoires et à faire affleurer la richesse et la diversité des cosmogonies sahariennes, puissamment féminines. Pour parler de l’écriture du Secret des sables, nous avons tissé les liens formels et existentiels qui hantent le travail de création de Tahar Kessi depuis ses premiers films.
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Comment l’écriture du Secret des sables a-t-elle progressé pendant ta résidence au Chalet Mauriac ?
Tahar Kessi : J’ai modifié la structure et j’ai creusé les trajectoires des personnages. Tanit, le personnage féminin avait jusque-là une présence utilitaire dont l’arc dramatique était trop dépendant de celui de Boualem. Il me fallait creuser son personnage, la libérer de son sentiment de responsabilité, sans laisser-aller et sans devenir. J’ai travaillé sa présence et son dédoublement. L’histoire y trouve une fluidité car elle interroge le corps et les glissements du personnage masculin au personnage féminin. Son enquête sur ses origines familiales donne au scénario une coloration mystique et anthropologique, qui s’appuie sur l’histoire et le parcours des anciennes routes caravanières, des routes non cartographiées. Pour le personnage de Boualem, je cherchais ce qui le mettrait en route et c’est au cours d’une discussion avec Thomas Gosselin, auteur de BD lui aussi en résidence, que celui-ci a évoqué le cas Albert Dadas, atteint de dromomanie. Disparue au début du vingtième siècle, elle fait partie des maladies liées à l’état d’une société qui apparaissent puis disparaissent sans que l’on en connaisse la raison. Des gens se mettent en route, on peut les retrouver à des milliers de kilomètres de leur lieu d’habitation sans savoir comment ils sont arrivés là. Il y a une pulsion, un désir profond de se mettre en route. J’explore cela comme un instinct nomadique.
Dans le précédent film Amsevrid (2024), il y a dès le premier plan, une attention particulière au choix des musiques qui accompagnent les images. Quelle place leur donnes-tu dans ton processus d’écriture ?
Tahar Kessi : J’ai passé la nuit à traduire un vieux texte de tradition gnawi pratiquée par les aïssawas (le kouyou) pendant les veillées (les lilates), lors de rites d’exorcisme et de transe corporelle. Ce texte va être utilisé comme ritournelle dans le film. Il raconte des lieux habités par une poétique du désert, de l’eau et des gardiens de lieux reliée aux trajectoires des anciennes routes caravanières. Le poème, le rite et l’histoire suivent la présence de l’eau à travers des mausolées, des lieux désertés, l’aménagement des foggaras et la sédentarisation à travers la naissance des palmeraies. Le chant raconte comment l’eau peut être habitée par des intentions, par une poétique qui est liée à la symbolique des djinns. Le rapport des humains à la géologie m’intéresse, et je suis en train de l’approcher par l’écriture de ce projet. La manière dont les villes sahariennes sont construites, comment les gens y cheminent, contribue à la relation avec la matière. J’essaye de faire évoluer les personnages dans cette nébuleuse : les hauts plateaux, les steppes, le Gourara, le Touat, la vallée de la Saoura, le Tidikelt, jusqu’au Tassili N’Ajer, passant par le plateau du Tadmait. Ces régions sont traversées par différentes musiques et chants traditionnels : les qarqabous (sorte de castagnettes africaines rappelant les anciennes menottes portées par les esclaves), l’ahalil ou encore le tagerrabt, des chants hallucinatoires, dont l’accompagnement rythmique se faisait avec trois pierres. Les matériaux utilisés pour cette musique et le lieu où on la chante sont très importants. Dans mon précédent film, Amsevrid (The Outlandish) les musiques étaient exogènes, par rapport à ce que l’on voyait à l’écran : des musiques industrielles posées sur des images de campagne. Pour le prochain, la musique viendra du plan en lui-même.
Tu as une attention particulière à la matière des sons et à la matière des images…
Tahar Kessi : J’ai un rapport à la matière presque autistique. Depuis l’enfance, une dégénérescence de la cornée a changé ma vie et ma perception du monde. Durant une décennie, j’ai filmé avec une caméra qui avait un problème optique, sans m’en rendre compte. Lorsque j’ai pu voir le monde tel qu’il est avec ses angles et ses saillances, sa précision m’a semblé presque effrayante. J’ai grandi avec cette particularité de voir des points flous et des points nets sur le même plan, ce qui m’a poussé à filmer en utilisant des points de tension de l’espace.
Cette tension on la perçoit aussi dans l’alternance des plans, entre des plans fixes et des moments où la caméra plus subjective nous embarque avec toi au chevet de ce que tu filmes, presque à l’intérieur de la relation.
L’idée d’être au chevet de quelque chose est juste car le film a été nappé de disparitions et s’intéresse aux présences fantomatiques. J’ai été élevé par des femmes (mère, tantes, grand-mères…) et quand on est issu d’une tribu, pas matriarcale mais matrifocale, on perçoit les choses d’une manière particulière. La manière dont on grandit, dont la langue nous est partagée, mais aussi les rites, la notion d’espace, les plantes, la matière, la géologie… tout est transmis par un être féminin. Ce bain matrifocal est organique, les images qui te viennent quand tu parles ressemblent à un tissage, une tapisserie très particulière, faite de beaucoup d’ellipses, de non-dits, de portes ouvertes. Grandir dans une société avec une frontalité masculine quand on apprend à parler, à imaginer et à formuler sa pensée à travers un regard matrifocal, est paradoxal. Les hommes, que nous sommes, ont été pilonnés et aplanis par l’officialité, par la guerre. Il y a une acculturation fulgurante dans les corps masculins qui organise les rapports de pouvoir et les récits envers les corps féminins. Il y a toujours deux visions qui coexistent : d’un côté la frontalité et la massivité monolithique des symboles masculins, présents dans l’idée de "révolution", d’Histoire, et puis, d’un autre côté, il y a une latéralité féminine, un héritage invisible – c’est le nom que l’on donne d’ailleurs à l’héritage saharien –qui constitue le "faire société".
J’essaye de trouver une manière de véhiculer cela par les films. Dans Le Secret des sables, j’essaye encore d’aller un peu plus loin, de travailler une mémoire collective comme la prendrait en charge Walter Benjamin à travers son (le) concept d’histoire. C’est intéressant de voir des gens ne partageant ni la même langue ni la même origine, qui commencent à se comprendre, à prendre soin les uns des autres et qui appliquent quelque chose qui est apparu dans la psychiatrie institutionnelle à La Borde avec Jean Oury et le concept d’asepsie : se rendre le moins dangereux possible pour les autres. Il y a cet instinct-là présent en nous, formulé et vécu autrement, à travers les éléments, les alentours, les croyances de l’eau et la matière. C’est cette mémoire-là de la relation que j’essaye d’explorer.
Tu évoques la mémoire et elle semble travailler à même la structure de tes films. Dans Amsevrid, tu suivais une logique de collage et dans Le Secret des Sables, tu sembles rechercher une logique d'emboîtement où chaque rencontre ouvre de nouvelles pistes et découvre une facette différente de l’Algérie. Ce mode de narration tente-t-il d’échapper à la linéarité du pouvoir et d’un récit dominant ?
Tahar Kessi : Je ne crois pas beaucoup à la linéarité dans la narration. Je pense que nous ne sommes pas faits de linéarités. Nos vies, la manière avec laquelle on est présent aux autres, avec laquelle on est présent dans la société et à nous même, dont on reçoit les choses, dont on réfléchit. Nous ne sommes pas linéaires. On est présent par intermittence. J’ai l’impression que ce qui est le plus important dans ce que l’on vit est ce qui est invisible, et c’est cet invisible qui nous lie. Notre manière d’être absent, d'être à la surface des choses. Ce que l’on a de commun c’est notre manière de disparaître. L’invisible est ce qui est présent mais que l’on ne voit pas, le moi fantomatique. Ce fantomatisme est pour moi une véritable méthode, toute une méthodologie.
Tu évoques le fantomatisme, le tissage du présent et du passé, peut-on dire qu’il y a une dimension spectrale dans ton travail ?
Tahar Kessi : Les signes du passé sont présents à la fois dans la géologie et nos gestes. La connaissance d’une plante toxique n’est pas, en premier lieu, un savoir quadrillé scientifiquement. Pour étudier ses propriétés, ses usages, sa toxicité, il a fallu s’ennuyer à côté de la plante, la regarder, s’intoxiquer, transmettre ce savoir là à travers des pratiques. C’est présent en nous et, simultanément, c’est déjà dehors. Le personnage de Boualem est lié à un savoir et à des pratiques qui sont éloignées de là où il habite, mais qui sont très présentes en lui et autour de lui sans qu’il n’arrive à les distinguer : dans les foggaras, les pierres en concrétion ou arasées par les éléments, le calcaire, le sable, les fantasias, les chants…, les éléments du passé font signe autour et en lui. Quand on déserte, on domicilie une absence, et un fantôme. Ces lieux du désert et de l’exil aussi, ce sont des espaces et des parcours où l’on a domicilié une absence. C’est une connaissance atmosphérique et c’est une manière d’habiter qui interconnecte le monde.
Dans Amsevrid, un des personnages dit : "si on ne raconte pas on n’a pas d’histoire", est-ce que ton rapport aux archives et au document, la manière dont tu en crées1 ou dont tu les mêles à la fiction vient de cette conviction ?
Tahar Kessi : Le personnage et ami (Lahlou Akli, dit Dda Lahlou le marin) qui dit cela est un ancien marin qui a fait plus de quarante fois le tour du monde et a écrit beaucoup de poésies en kabyle. Il a presque 80 ans aujourd’hui. Il parle sept langues (russe, chinois…) sans jamais être allé à l’école. L’archive a une histoire extrêmement technique qui est souvent du côté des pouvoirs. Elle sert encore à étayer une vision de l’histoire du monde qui est une histoire de la domination. C’est important pour moi de déterritorialiser cette manière d’écrire ou d’être passager de l’histoire, car il nous appartient d’éclater les assignations.
L’archive est très présente dans mon travail mais toujours modifiée. Je change son format, je la fonds, je supprime des éléments. La matière archivistique est une trame du réel. Il n’y a pour moi aucune existence autonome de l’archive, elle est fondue dans plusieurs fils narratifs comme celui que manipulent les tisseuses de tapis dans Amsevrid. J’essaie vraiment de travailler cette tension entre le documentaire qui fait partie d’un processus du réel et la fiction qui est une nécessité d’halluciner le réel. Documenter c’est apporter une lumière sur un fait, et cela ne passe pas nécessairement par de l’information : on peut aussi éclairer une époque par une autre dans un processus dialectique. Il faut redonner à l’archive sa vie organique, biologique en tant que matière du réel et non comme totem de l’Histoire.
Le Secret des Sables est une fiction, un thriller construit comme une fiction documentée par un travail de plusieurs années de recherche sur le terrain. La relation au document sera toujours présente, notamment à travers le personnage de Tanit qui traverse le désert en camion et qui servira de surface de projection aux évènements de l’Histoire. Il y aura des gens qui passent, des caravanes au loin, tissant les images du passé et du présent.
Les motifs des histoires te permettent-ils de penser par rayonnement ?
Tahar Kessi : Tu viens de faire un lien dans ma tête. J’adore une phrase de Locus Solus de Raymond Roussel que l’on retrouve aussi dans La psychanalyse du feu de Gaston Bachelard. Cette phrase qui m’a habitée longtemps dit : "Le rêve chemine linéairement, oubliant son chemin en courant. La rêverie travaille en étoile. Elle revient à son centre pour lancer de nouveaux rayons".
Pourquoi le corps de nos grand-mères en Kabylie, et plus largement en Afrique sont tapissés de tatouages ? Les tatouages renvoient à des pratiques culturelles et sociales unissant à la fois le visible et l’invisible, l’organique et le stellaire, passés dans les gestes humains de génération en génération. Avec une aiguille de cactus trempée dans les cendres de bois brûlé de figuier, on transplante des histoires et des cosmogonies sur le corps devenu corps-poème.
Quand tu étudies les signes agraires et les symboles, le champ du signe est extrêmement vaste, il fait appel à un imaginaire, une très longue histoire orale qui se transmet à travers les formes que les femmes inscrivent sur leur corps et ceux qu’elles tissent dans les tapis, sans toujours connaître la symbolique de chaque élément. Ce qu’elles savent c’est la manière dont les motifs sont reliés à des évènements de la vie et à des pratiques collectives qui veillent à perpétuer le "faire société". Le courant scientiste est venu aplatir la signification des choses. J’essaye de leur redonner leur épaisseur.
Dans le synopsis du Secret des sables il y a plusieurs formes de troubles, entre féminin et masculin, rêve et réalité, présence et absence, mais aussi entre individu et collectif, or dans Amsevrid, le gros titre d’un journal annonçait déjà comme un message subliminal : "les troubles s’étendent dans l’espace et dans le temps". On peut l’entendre à la fois de manière psychique et politique peut-être. Qu’est-ce que cela traduit pour toi la notion de trouble et en quoi est-elle importante ?
D’abord, je suis né dans les années 90, pendant une guerre pernicieuse et psychologique. Une période extrêmement politisée, de on-dit, de heurts, de manifestations. J’ai manifesté dès le collège et j’ai traversé cette période comme quelqu’un qui ne comprenait pas ce qui se passait. Je n’ai jamais eu de certitudes, - et c’est ce qui m’a fait arrêter les sciences exactes. Comprendre à travers les lois de la cinétique ou de la dynamique ce qui fait qu’un corps se met en mouvement ou reste stable ne répond pas du tout à mes questionnements.
Ensuite, j’ai été témoin de beaucoup d’injustices, ce qui m’a amené à interroger certaines présences féminines autour de moi, soumises à une oppression quotidienne imperceptible. Ces corps-là qui assument de manière extrêmement précise le réel sont traumatisés et produisent du trauma, un trauma qui se transmet. Fernand Deligny écrit cette phrase dans Caméra Stylo : "Les images doivent se promener comme des esquilles de ferraille dans le corps d’un ancien combattant".
Les frontières entre les temporalités et les espaces sont troubles. Je n’arrive pas du tout à concevoir l’image de quadrillage ou de carte comme chez Foucault, Deleuze, Guattari ou Lyotard pour lesquels la cartographie est opérante. Quelque chose échappe toujours. Concernant les routes caravanières, la notion de carte ne veut rien dire, voire elle est un élément d’oppression. Il y a l’histoire de ce voyageur en ULM qui s’était posé un jour dans le désert et qui a proposé à des nomades de les amener plus rapidement à leur destination. Ils ne comprenaient pas du tout l’intérêt de cette proposition. C’est comme le gyroscope : quand il tourne très rapidement on ne voit plus que du noir et blanc. Tout cet imaginaire grouillant de vie en lien avec la géologie, la vitesse lui impose des frontières et des lignes droites alors que les frontières entre les choses sont floues. Tout s’interpénètre de manière trouble.
Cette incertitude est-elle une manière de proposer une autre forme de narration à partir de strates de sensations composant progressivement la trame dans laquelle chaque spectateur va apprendre à s’orienter ?
Tahar Kessi : La manière dont j’écris est faite de flux, entre recherche scientifique, essai et poésie, ce qui n’empêche pas une narration. Dans le cinéma c’est difficile de dire “il y a d’autres manières de narrer” sans être dans la seconde estampillé cinéma expérimental. Avec Amsevrid j’ai complètement assumé cette manière de narrer, par des plans qui se répondent, par ricochet où le côté laboratoire était présent formellement dans le montage.
Dans le Secret des Sables (Afar) cela agira de manière plus souterraine comme des miroitements où le sens de l’eau, les cavités, les signes, les tatouages, les chants, les rites, la poésie de l’eau, du feu et du fantôme, se répondent. J’essaie de trouver une autre manière de narrer, sédimentée sous plusieurs strates. On voit des choses mais sans être sûr de ce que l’on voit.
Dans le désert, quand tu parles aux gens, quand ils te montrent des lieux, que tu vis un peu là-bas ou que tu jardines, il y a dans l’air et dans les gens quelque chose comme cela de lointain. C’est là présent à toi et ça vient d’aussi loin que les chants que les gens chantent dans l’une des plus anciennes géologies au monde. D’anciennes sensations se présentent à toi, comme des affleurements rocheux : à peine en surface, encore enfoui… “un à-peine-là” comme j’aime bien le dire de manière presque spectrale. J’essaye de trouver le moyen d’exprimer ces rapports de profondeur et de surface pour faire émerger une forme cinématographique “d'infra sensations”.
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1. Comme dans le court-métrage Y.B. est en dérangement (2010) qui documente l’absence du célèbre chroniqueur algérien au rendez-vous qu’il avait donné au réalisateur.