Allain Glykos, la force de l’héritage
Allain Glykos est romancier et vit à Bordeaux. Auteur prolifique, il emprunte à sa famille ses drames et ressources qui lui offrent sa force d’écriture. Avec authenticité et dans l’acceptation de l’Histoire, il considère sans repli la place de l’Autre pour élargir sans relâche son désir de partage. Engagement, réhabilitation sont parmi les maîtres-mots de cette œuvre qui compte parmi ses derniers titres : Manolis de Vourla (2005), Nunca Más (2009), Poétique de famille (2015).
Dans Poétique de famille, la mort du père réunit différents membres qui s’exercent à délier leurs langues. Dans quelle mesure pensez-vous que la mort conduit à une plongée dans l’oubli ?
Allain Glykos : J’ai beaucoup écrit sur mes morts et je suis en train de terminer un texte sur les dernières heures d’un ami que j’ai accompagné jusqu’à son souffle ultime. Écrire pour ne pas oublier ou pour enfouir les souvenirs ? Je ne sais. C’est étrange que vous parliez de plongée dans l’oubli, là où l’on pourrait penser qu’il s’agit plutôt d’une émergence, d’une plongée dans la mémoire. Mais la trace que l’on retient est aussi bien disparition qu’apparition. Dans Poétique de famille, cinq frères et sœurs règlent des comptes au moment de la mort du père. Une écriture s’est imposée à moi : le dialogue, sans aller à la ligne et sans nommer les protagonistes. Cet anonymat des paroles autour du mort est peut-être la marque de ce que vous appelez la plongée dans l’oubli.
Votre biographie nous offre souvent à lire que vous êtes un fils d’immigré grec et de paysanne charentaise. Vous dites écrire pour vos parents qui ne sont pas allés à l’école. Au fil du temps, quelles traces votre accomplissement efface-t-il ?
A.G. : Les traces que je voudrais effacer, peut-être : la honte et l’humiliation. Mes parents ne savaient pas écrire. Nous allions à l’école des riches. Le lieu de l’humiliation fantasmée plus que réelle. Les autres avaient des livres chez eux, semblaient avoir tout lu. La trace indélébile, qui ne s’effacera jamais, c’est la fierté de mes parents quand ils ont tenu en mains mon premier roman. C’est cela le lieu de l’effacement : le point de faille entre la honte et la fierté. Une fragilité qui fait jaillir des mots.
"Une nuit, dans un Parador espagnol, tout bascule. Un homme frappe sa femme dans la chambre à côté. Je ne réagis pas. Quatre ans plus tard, hanté par ce que j’ose appeler lâcheté, j’écris."
Le roman graphique Manolis (2013) est l’adaptation de votre roman Manolis de Vourla (2005). Que vous a apporté votre collaboration avec l’illustrateur Antonin Dubuisson ? Votre regard sur le destin de l’enfant Manolis pendant la "Grande catastrophe" s’est-il modifié ?
A.G. : Antonin m’a fait découvrir la bande dessinée. Il m’a appris ce que dit l’image, qu’il est possible de travailler avec quelqu’un qui a quarante ans de moins que vous. Nous avons partagé nos ignorances. Son regard a décalé le mien sur l’histoire de ma famille grecque. Je me souviens encore du choc que fut la découverte du visage de mon père dessiné par Antonin. J’ai compris ce jour-là, grâce à ce simple coup de crayon magique, que l’histoire de Manolis était celle de tous les enfants jetés sur les routes de l’exil.
Nunca Más provoque chez le lecteur des questionnements profonds tels la complexité du bonheur, le spectacle de la violence. Par quelle appétence vous adonnez-vous à autant d’humanité ?
A.G. : Une nuit, dans un Parador espagnol, tout bascule. Un homme frappe sa femme dans la chambre à côté. Je ne réagis pas. Quatre ans plus tard, hanté par ce que j’ose appeler lâcheté, j’écris. Un récit d’aventure intérieure sans héros. S’il y a appétence, elle va vers la fragilité. Celle des femmes, de laquelle elles puisent leur force. Celle des hommes qui peut devenir une force quand elle émerge à leur conscience.
L’événement de la solitude donne existence à Cinq petites solitudes (2017) où il est question aussi de la fragilité de l’être. Écrire est consubstantiel à la solitude. Comment le silence se renouvelle-t-il dans votre quotidien social ?
A.G. : Ce recueil de nouvelles dit que la solitude n’est pas vécue de la même manière quand on a douze ans et quand on a dépassé la soixantaine. L’enfant prend la solitude en pleine figure. Il est sans protection. Il n’a que son propre silence à s’offrir. J’ai voulu que les deux textes, qui évoquent cette époque, éclairent cette fragilité par une écriture qui m’émeut encore. Les trois autres textes montrent, je l’espère, avec une écriture plus dépouillée, les ressorts dont nous usons pour nous affranchir du sentiment de solitude. L’humour, l’auto-dérision. Ces procédés qui ont fait dire à Chris Marker qu’ils sont la politesse du désespoir. Et pour répondre à votre question sur le silence, je dirais que, pour moi, l’écriture est un trou dans le silence du quotidien.
"Perdu dans ma propre histoire, je finis par penser qu’être à Bordeaux, c’est sentir que l’on est avec quelqu’un quelque part et que l’on devrait être ailleurs avec quelqu’un d’autre."
A été réédité l’ouvrage Bordeaux aux éditions Sud-Ouest en 2016. Vous résidez dans cette ville depuis quarante ans. À quels parfums vous êtes-vous livré pour recueillir votre connaissance de la cité ? A-t-il fallu aussi embrasser l’avenir ?
A.G. : L’avenir n’a pas été ma préoccupation première. Je laisse cela aux urbanistes, aux politiques. Jacques Derrida dit que l’avenir se présente toujours sous la forme de la monstruosité. Mais revenons aux parfums. J’ai écrit sur Bordeaux en croisant plusieurs de mes regards sur cette ville dont je n’ai jamais su si je l’aimais vraiment alors que j’y suis né, que j’y ai grandi et que j’y deviens vieux au moment où elle se fait belle et jeune. Regard de l’enfant du quartier Saint‑Pierre ; regard du "philosophe" qui pense que la ville est peuplée de concepts, d’énigmes, des prétentions, de réemplois, de pirateries, de ses morts et des vivants qui les ignorent ; regard aussi du simple marcheur qui, au ralenti, découvre après tant d’années un souvenir, une petite anfractuosité dans un mur, la branche d’un arbre qui ne se satisfait pas du jardin privé où il a été planté. Perdu dans ma propre histoire, je finis par penser qu’être à Bordeaux, c’est sentir que l’on est avec quelqu’un quelque part et que l’on devrait être ailleurs avec quelqu’un d’autre.
Les arts font partie intégrante de votre œuvre. Je pense notamment à votre livre Lécheurs de pierre : graffiti, à votre collaboration à Sciences & arts : représentations du corps et matériaux de l’art. Comment considérez-vous, à travers vos recherches, une des grandes finalités conventionnelles de l’art qui est la vérité ?
A.G. : Ce qui me semble plus approprié, c’est de parler du juste plutôt que du vrai. Une hésitation permanente entre le beau et le vrai qui s’équilibre de façon éphémère dans la recherche du mot juste, de la juste couleur, de la juste note. Bien sûr, les grands abstraits américains voyaient dans la géométrisation de la peinture la possible révélation du vrai. Mais n’était-ce pas une vieille revanche sur Platon qui voulait chasser les poètes de la Cité, considérant qu’ils n’usaient que de simulacres et de subterfuges ? Je préfère parler de fiction, du mentir vrai d’Aragon.
Pouvez-vous nous présenter vos prochaines publications et nous révéler dans quelle réalité vous les avez bâties ?
A.G. : Comme vous l’avez dit plus haut, je suis d’origine grecque. Cette filiation est chargée de drames. Le massacre des Grecs par les Turcs en 1922, l’exil de mon père qui me hante et dans lequel se reflètent les drames d’aujourd’hui. J’ai passé quelques jours de vacances en 2015 dans l’île de Chio à huit kilomètres des côtes turques d’où mon père est parti il y aura bientôt un siècle. Et puis, une nuit, j’ai entendu des bruits, des cris. Cinquante Syriens, hommes, femmes et enfants, venaient d’accoster dans un zodiac aux pieds de mon hôtel. Tout se bousculait dans ma tête : le massacre de Chio en 1822, l’histoire de mon père, la crise grecque, les Syriens. J’ai écrit et, de ce texte, est née une bande dessinée, Gilets de sauvetage, réalisée avec Antonin. Elle sort en ce mois de mai aux éditions Cambourakis. Je publie aussi ces jours-ci un recueil de textes sur les îles de la mer Égée, bilingue français/grec, et illustré de quarante-huit dessins de l’artiste Francis Limérat. Notre amitié, notre amour de la Grèce et la disparition de mon ami d’enfance qui a sillonné cette mer des années durant, tous ces signes ont fait livre, Égéennes, aux éditions Marges en Pages.