Antonin Dubuisson, le talent de la jeunesse
Après avoir été l’un des animateurs du fanzine bordelais Zymase, co‑signé Karakolo primé au festival du Carnet de voyage de Clermont‑Ferrand en 2011, l’auteur de bande dessinée girondin Antonin Dubuisson poursuit sur sa lancée avec talent. Sa rencontre avec l’écrivain Allain Glykos est décisive. Leur collaboration offre deux romans graphiques aux éditions Cambourakis : Manolis en 2013 et Gilets de Sauvetage paru ce printemps.
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Manolis, réalisé avec l’écrivain Allain Glykos, est considéré comme votre premier projet de grande envergure. Il s’agit avant tout d’une mémoire de la douleur. Comment avez-vous approché l’histoire du père de l’auteur, victime, enfant, de la « Grande catastrophe » ?
Antonin Dubuisson : Manolis, c'est l'adaptation en BD des romans Parle moi de Manolis et de Manolis de Vourla (texte pour jeunes lecteurs) d’Allain Glykos. Cette histoire raconte le double exil qu'a vécu Manolis, le père d'Allain ; tout d'abord de la Turquie vers la Grèce, sous les bombes, fuyant l'arrivée de l'armée turque en 1922 alors qu'il n'avait que sept ans, enfin en 1930, de la Grèce vers la France.
Il s'agit d'une histoire très dure, vue à travers les yeux d'un enfant, avec toute la naïveté que cela implique, et la bienveillance de sa grand‑mère ainsi que de quelques personnes grecques et turques qui croisent sa route. J'ai donc approché cette histoire au niveau du dessin par ces deux angles. Un côté très enfantin avec des personnages très accueillants, mêlé à un style beaucoup plus lâché ; moins net lorsqu'il s'agit de passages de massacre, de combat ou de viol, où le lecteur distingue difficilement ce qu’il se déroule. Il en va de même pour Manolis qui observe, n’étant jamais réellement certain de comprendre ce qu'il voit.
"Je ne sais pas si mon dessin s'affine, je dirai plutôt qu'il s'adapte au sujet."
Avec quelle clarté s’affirme votre art du dessin au fil du temps ? Selon vous, est-il question d’affinage ou de complexité gagnant l’équilibre ?
A.D. : Mon trait évolue en fonction de ce que l'histoire raconte. Même si l'on peut reconnaître mon dessin d'un album à l'autre, j'essaie de varier, de trouver une autre façon de faire. J'ai un peu peur de m'ennuyer si je refais continuellement les mêmes dessins. J'ai participé à deux carnets de voyages musicaux : Karakolo et Sous Sol. J'ai également réalisé trois BD humoristiques, bien qu'un tantinet cyniques : Tout est bien qui finit bien, Les aventures de Roger Pixel et Cases erratiques aux éditions Croc en Jambe. Je ne sais pas si mon dessin s'affine, je dirai plutôt qu'il s'adapte au sujet.
Pouvez-vous évoquer vos émotions et affects lors de l’élaboration de votre album Ernest, le carnet de bord de votre arrière grand-père en étant l’origine ? Ernest, soldat basé en Cilicie, au sud-est de la Turquie, prisonnier par les forces turques de 1919 à 1921...
A.D. : Adapter l'histoire et les écrits d'un ancêtre est évidemment très riche en émotions. Je savais que sa fille, ma grand-mère, lirait la BD et qu’elle serait touchée. Lorsque j'ai passé quelques mois en Turquie à retourner sur les traces d’Ernest, avant de faire l'album, j’ai ressenti un sentiment étrange. J'étais bien accueilli, par des gens adorables, dans des coins paradisiaques tandis que je pensais à Ernest qui, il y a quatre‑vingt‑dix ans, vivait le lieu du cauchemar.
"La bande dessinée est peut-être un bon vecteur, plus ludique, pour garder en mémoire l'histoire, non ?"
Vient de paraître Gilets de Sauvetage avec Allain Glykos. Quelle est la trame de l’intrigue ? Comment définiriez-vous les qualités essentielles de votre collaborateur ?
A.D. : Allain, le narrateur, était un simple touriste en vacances avec son épouse sur l'île de Chios, en Grèce, à huit kilomètres des côtes turques. Il s’agit d’une réflexion autour des migrants fuyants la guerre, via cette île, confrontés par la suite à la crise économique grecque, la politique de l'Europe, de l'histoire qui se répète. Les enfants syriens d’aujourd’hui ont le même parcours tumultueux que le petit Manolis, il y a un siècle. Ce que j’apprécie dans l'écriture d'Allain, c'est la multiplicité des avis, des points de vues. Il n'hésite pas à faire contredire son personnage afin de donner une autre opinion. J'aime beaucoup travailler avec lui car j'apprends toujours énormément. Ses textes sont pleins de références, entre autres, à la littérature, à la philosophie, à la musique.
Pour réaliser vos dernières bandes dessinées, vous avez dû traverser l’Histoire et acquérir une connaissance du passé. La formule "devoir de mémoire" est‑elle de mise ? Qu’en est-il de l’horreur de la répétition de l’histoire ?
A.D. : J'aime beaucoup l'histoire et, cela, de plus en plus. La nôtre est remplie de guerres, de coups bas, de schémas qui se reproduisent, de personnages puissants qui orchestrent un jeu de diplomatie au détriment de populations sacrifiées. On en a quotidiennement des rappels dans les journaux, les livres et les films. Je ne suis pas certain que le mot "devoir" soit approprié. Il faudrait que ce soit une envie de mémoire. Si c'est un devoir, on le fait par contrainte : parce qu'il faut le faire, puis l'on passe à autre chose. La bande dessinée est peut-être un bon vecteur, plus ludique, pour garder en mémoire l'histoire, non ?
Vous êtes à peine trentenaire. Si votre passion augmente votre bibliographie, votre engagement semble multiple : l’information faisant partie intégrante de votre exigence. Avec quelle ardeur vous consacrez‑vous à votre art ?
A.D. : Je dessine régulièrement : pour moi beaucoup, pour la famille et les amis. Des choses plus ou moins sérieuses, d’autres carrément idiotes. J'ai eu de nombreux projets avortés, pas finis, ou tout simplement qui attendent dans les cartons. Quelques BD terminées mais pas éditées. Ça donnera peut-être quelque chose un jour, je n’en sais rien.
Quels sont vos projets à venir ? Quel est votre rêve le plus cher que votre talent de dessinateur pourrait rendre concret ?
A.D. : J'ai toujours fait des albums à l'envie. Je travaille présentement avec deux scénaristes sur une histoire réaliste, délirante, d'un village fictif dans les Landes. C'est un autre style de narration, de dessin, et peut-être même de support. C'est encore un peu flou. C'est sans doute ça mon rêve le plus cher : continuer à faire des dessins, à raconter des histoires par envie. Et voir où cela mènera...