Bernard Magnier, "Littératures métisses" en tête
Bernard Magnier est le programmateur des rencontres littéraires "Littératures métisses" dans le cadre du festival Musiques métisses à Angoulême qui fête sa 43e édition dès ce vendredi 1er juin. Autant de destinations géographiques que d’horizons littéraires différents à découvrir immodérément : de l’écrivain, éditeur haïtien Rodney Saint‑Éloi au journaliste, romancier algérien Yahia Belaskri via Nedim Gürsel, l’un des écrivains majeurs de la littérature turque.
Comment s’est installée cette programmation 2018 dont la règle d’or semble être l’ouverture de conscience ?
Bernard Magnier1 : Pour cette édition comme pour les précédentes (depuis 1998, nous avons invité environ 140 écrivains venus de quelque 70 lieux dans le monde), il s’agit pour moi de partager des élans de lecture, des coups de cœur littéraires et humains, d’inviter à la découverte, à la rencontre, à la lecture. J’essaie de choisir des horizons littéraires divers, des personnalités un peu rares mais riches de talents ayant envie de partager, au-delà de leurs livres, un petit supplément de complicité.
Nedim Gürsel n’a jamais hésité à dénoncer les violations des droits de l’homme dans son pays. Pouvez-vous présenter cet auteur à la renommée internationale ?
B.M. : Par son œuvre publiée sur trois décennies, par sa diversité et sa force, Nedim Gürsel est l’un des invités majeurs de "Littératures métisses". Toutefois, sa venue est guidée par les mêmes critères que ses "collègues" au "palmarès" moins prestigieux. Il s’agira avec Nedim Gürsel de parler de ses livres, de son écriture, de tenter de pénétrer en sa compagnie dans son "laboratoire" d’écriture. Mais aussi, bien sûr, d’évoquer tout ce qui est présent dans sa littérature, à savoir la Turquie et la tourmente que ce pays peut connaître aujourd’hui.
Katrina Kalda, née en 1980, est une jeune romancière et traductrice de l’estonien. Par quel moyen aborder son œuvre qui s’inscrit, en outre, dans la poursuite de ses origines, sur le plus nordique des pays baltes ?
B.M. : Katrina Kalda a publié trois romans. S’il fallait en choisir un, je choisirais le dernier qui s’intitule Le Pays où les arbres n’ont pas d’ombre. Un roman qui conte la destinée de trois femmes sur trois générations et qui nous fait découvrir une famille mais aussi son cadre de vie et l’évolution de ce cadre au fil des ans.
En contribuant à faire émerger la voix du Palestinien Karim Kattan qui signe son premier roman Préliminaires pour un verger futur, de quelle liberté la littérature témoigne-t-elle ?
B.M. : Là encore, c’est le texte qui a été l’élément déclencheur de la venue de Karim Kattan que je ne connais pas mais dont les trois nouvelles regroupées dans son recueil m’ont séduit. Tout en donnant la dimension géographique de la diaspora palestinienne, Karim Kattan nous relate des destinées individuelles qui, réunies, constituent la trame de la destinée tragique et errante du peuple palestinien.
"Rodney Saint‑Éloi est un écrivain passeur. Un homme de chaleur humaine, de contact et de mise en contact."
Pouvez-vous nous parler de la remarquable maison d'édition Mémoire d'encrier située à Montréal que dirige l’écrivain Rodney Saint‑Éloi ?
B.M. : Rodney Saint‑Éloi est un écrivain passeur. Un homme de chaleur humaine, de contact et de mise en contact. Sa maison d’édition en témoigne. Dans un premier temps, vigie avancée en terre nord‑américaine pour les écrivains de son pays Haïti, la maison d’édition Mémoire d’encrier est, aujourd’hui, un lieu de rencontre pour des écrivains à l’écriture très universelle.
Yahia Belaskri est un journaliste, écrivain algérien installé en France depuis les violentes émeutes d’octobre 1988. Pouvez-vous introduire son œuvre qui trouve aussi sa justification dans la conscience de l’engagement ?
B.M. : Yahia Belaskri a gardé son pays dans sa littérature comme on dirait dans son cœur. Il en raconte les douleurs, les beautés, les aspérités. Il dit aussi ses attentes, ses agacements. Il vient de publier un livre sur l’émir Abdelkader, sans nul doute une référence et un guide pour son œuvre romanesque, sous le titre Le Livre d’Amray.
L’écrivaine Kim Thuy surprend par son talent d’une grande simplicité, d’une délicatesse certaine. Comment définiriez-vous plus exactement son écriture ?
B.M. : Kim Thuy est une écrivaine née au Vietnam, qui a fui avec ses parents son pays pour vivre au Canada où elle écrit, en effet, une œuvre pleine de finesse, de subtilité et de saveurs. Des livres de mémoire qui disent tout à la fois : le pays quitté, sa langue, ses senteurs, la douleur du déchirement, l’héritage reçu ou perdu, le pays d’accueil, sa chaleur dans le froid ressenti. La rencontre avec cette jeune femme, par la qualité de son œuvre et sa présence, est assurément un moment d’émotion qu’il serait dommage de manquer !
Vous allez nous présenter le jeune Marc Alexandre Oho Bambe. Existe-t-il une meilleure raison ?
B.M. : Marc Alexandre Oho Bambe est un slameur né au Cameroun. Il vient de publier son premier roman sous le titre Diên biên Phù. Un poète, qui a choisi comme nom de scène "Capitaine Alexandre", à savoir le nom dans le maquis de Provence de René Char, mérite une vraie attention !
"Nous essayons, dans la mesure du possible, d’établir des passerelles entre les programmations musicales et littéraires."
La bande dessinée est également à l’honneur. Qui avez-vous choisi pour mettre en lumière le neuvième art ?
B.M. : En la présence du dessinateur Sylvain Savoia qui nous emmènera sur les traces de Marzi, une petite fille née dans la Pologne communiste et qui a vu son pays évoluer, sur celles des Esclaves oubliés de l’île de Tromelin dans l’Océan Indien ou sur celles du photographe Henri Cartier-Bresson
Si le public de "Littératures métisses" devait garder une seule image des rencontres, laquelle imagineriez-vous ?
B.M. : Difficile… Je crois qu’il y a une confiance qui s’est instaurée au fil des ans et des rencontres. Aujourd’hui, le public vient avec une belle curiosité, offerte à la découverte et, je l’espère, repart avec le souvenir d’une rencontre et un (des) livre(s) qu’il n’aurait peut-être pas lu(s) sans cette occasion donnée.
"Littératures métisses" s’inscrit dans le cadre du festival Musiques métisses. Il y a donc, bien sûr, un public qui se déplace pour la proposition littéraire mais aussi une part importante du public qui vient pour la musique et qui se laisse "distraire" par la littérature. Nous essayons, dans la mesure du possible, d’établir des passerelles entre les programmations musicales et littéraires.
Enfin, je voudrais dire qu’il y a souvent, durant le festival, des moments d’apartés et de coulisses qui produisent des instants de connivences, des temps offerts pour que les auteurs se découvrent. Ces instants privilégiés constituent aussi la marque de fabrique de la manifestation.
1Bernard Magnier a plusieurs cordes à son arc. Journaliste littéraire, directeur de la collection « Lettres africaines » pour les éditions Actes Sud, conseiller littéraire de la scène internationale francophone Le Tarmac à Paris, il est également l’auteur du Panorama des littératures francophones d’Afrique publié par l’Institut français.