Dany Laferrière, le retour à la main qui se souvient
Le festival de cinéma québécois des grands lacs tient sa 3e édition du 17 au 22 octobre à Biscarrosse. Bertrand Fajnzilberg, directeur du festival, a invité en avant-première, en ce début de septembre, l’écrivain Dany Laferrière, membre de l’Académie française, pour des rencontres dans la région. L’écrivain y présentait la semaine dernière son nouvel ouvrage, Autoportrait de Paris avec chat (Ed. Grasset), à la médiathèque de Biscarrosse et à la Station Ausone devant, à chaque fois, un public averti et conquis.
L’énigme du retour (Grasset, 2009) semblait en rupture formelle avec ce que vous aviez fait précédemment. Il en est de même pour Autoportrait de Paris avec un chat. Qu’est-ce qui vous a amené à adopter une autre manière d’écrire sur ces deux livres ?
Dany Laferrière : L’énigme du retour était précédé de Chronique de la dérive douce (1994). Il y a des ruptures plus subtiles que d’autres. J’ai tenté des choses, d’écrire un essai sur l’écriture et la lecture1 comme si c’était un roman. J’ai dit la même chose dans L’art presque perdu de ne rien faire (2011), qui est le roman des idées, de la méditation. On n’écrit pas uniquement avec de l’imaginaire, avec des récits. La vie quotidienne, la pensée, les réflexions, les méditations sécrètent aussi du récit donc sont des romans. Pour moi, il y a roman partout. Il n’y a pas plus changement qu’un autre changement. Quand vous parlez à quelqu’un et que vous entendez un accent, c’est que vous en avez un, la distance entre les deux accents est la même. C’est à l’individu-même à qui il faudrait poser la question de l’importance de cette rupture.
De tous vos livres, l’épigraphe qui m’a le plus marqué est celui de Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit2, qui dit ceci : "Je ne renie pas mes origines, mais je ne m’entends pas bien avec les autres Nègres. Je trouve qu’être nègre, ce n’est pas tout dans la vie." Vous précisez : "Grafitto vu dans le métro de New-York". L’écriture a-t-elle une place dans la ville ?
D.L. : Elle est dans la ville ! Elle naît de la ville du point de vue stricto sensu. Il y a beaucoup de problèmes dans le monde par rapport à ça. Nous avons un nombre grandissant d’illettrés qui vivent dans des villes sur-écrites. Même les gens amplement alphabétisés comme moi ne savent pas où garer leur voiture. Dans une ville comme Paris, vous ne pouvez pas faire cent mètres sans lire "Ici a couché Flaubert". Les noms des rues ne sont pas donnés simplement, c’est la forme littéraire d’une ville comme Paris (quand la France a découvert que la culture était son trésor national). Le grand nombre de rues qui portent des noms d’artistes montre la volonté d’avoir un souffle littéraire. C’est Paris qui parle. Oui, les villes sont déjà des livres !
De tous vos livres, l’épigraphe qui m’a le plus marqué est celui de Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit2, qui dit ceci : "Je ne renie pas mes origines, mais je ne m’entends pas bien avec les autres Nègres. Je trouve qu’être nègre, ce n’est pas tout dans la vie." Vous précisez : "Grafitto vu dans le métro de New-York". L’écriture a-t-elle une place dans la ville ?
D.L. : Elle est dans la ville ! Elle naît de la ville du point de vue stricto sensu. Il y a beaucoup de problèmes dans le monde par rapport à ça. Nous avons un nombre grandissant d’illettrés qui vivent dans des villes sur-écrites. Même les gens amplement alphabétisés comme moi ne savent pas où garer leur voiture. Dans une ville comme Paris, vous ne pouvez pas faire cent mètres sans lire "Ici a couché Flaubert". Les noms des rues ne sont pas donnés simplement, c’est la forme littéraire d’une ville comme Paris (quand la France a découvert que la culture était son trésor national). Le grand nombre de rues qui portent des noms d’artistes montre la volonté d’avoir un souffle littéraire. C’est Paris qui parle. Oui, les villes sont déjà des livres !
"La main est aussi la grande mémoire plastique des humains. La main se souvient."
Dans votre dernier livre, vous écrivez : "Me voilà au cœur d’une vraie révolution. Le retour de la main. Ce retour commencera par l’écriture." Qu’entendez-vous par « une vraie révolution" ?
D.L. : Pendant des millénaires, la main était le premier outil des humains. La main est aussi la grande mémoire plastique des humains. La main se souvient. C’est un outil extrêmement subtil et raffiné. La génération qui me précède et même la mienne a délaissé la main pour la machine à écrire, et maintenant cette génération a un appareil qu’elle ne quitte pas. La main devient alors un intermédiaire qui n’a plus d’utilité directe. Nous avons perdu la main. Le retour à la main est arrivé avec mon entrée à l’Académie française, où l’on nous pousse à écrire des lettres à la main pour ralentir le temps. Là, j’y ai pris goût. Ça m’avait tellement coûté d’écrire à la main quand j’étais enfant ! Je me suis rendu compte que j’avais perdu ce savoir où les lettres étaient des dessins, où il fallait s’appliquer pour les faire de la meilleure façon. De plus en plus, jusqu’à l’orthographe, on laisse tomber les mots, on laisse tomber la graphie. C’est le moment, peut-être, de revenir de manière aristocratique à la main. Oui, on va laisser la machine pour la plèbe. Nous, les aristocrates qui accordons de l’importance à l’écriture, allons revenir à la main.
Vous dites écrire pour oublier ce que vous avez écrit. En même temps, vous faites l’éloge de l’alphabet sans quoi, entre autres, "Hitler3 pourrait nous dire qu’il n’a pas existé". Vous teniez d’ailleurs à écrire ce qui vous était arrivé. Enfin, vous dites que votre Remington était un compagnon de lutte. L’écriture est-elle une lutte ?
D.L. : C’est beaucoup de choses, je l’ai dit toute ma vie. C’est aussi une lutte, une joie, une identité… Je m’étais même identifié à la machine à écrire, la Remington 22. Elle coécrivait si l’on peut dire. Je trouvais que, venant de la Caraïbe où l’on était à l’ère de la roue encore, c’était par la machine que je devais m’en sortir. C’est par la machine que les USA ont pu dominer le monde avec une rapidité époustouflante en moins de deux cents ans. Je l’ai fait pour me mettre du côté des puissants de ce monde. L’impression de commander le monde et d’avoir une distance. Et c’est vrai dans un certain cas. La main semblait trop me rapprocher de mon pays natal, j’étais plus proche du récit littéraire, de l’intime, j’avais l’impression d’être dans mon temps, dans mon univers, dans ma vie, et au plus profond, presque obscur même, littéraire. La machine, quant à elle, semblait ne pas prendre de camp. J’allais directement à la manière de Hemingway, je disais le monde, je le pensais. C’était de l’extime, je sortais de moi-même, et je décrivais un temps qui n’était pas uniquement le mien.
D.L. : Pendant des millénaires, la main était le premier outil des humains. La main est aussi la grande mémoire plastique des humains. La main se souvient. C’est un outil extrêmement subtil et raffiné. La génération qui me précède et même la mienne a délaissé la main pour la machine à écrire, et maintenant cette génération a un appareil qu’elle ne quitte pas. La main devient alors un intermédiaire qui n’a plus d’utilité directe. Nous avons perdu la main. Le retour à la main est arrivé avec mon entrée à l’Académie française, où l’on nous pousse à écrire des lettres à la main pour ralentir le temps. Là, j’y ai pris goût. Ça m’avait tellement coûté d’écrire à la main quand j’étais enfant ! Je me suis rendu compte que j’avais perdu ce savoir où les lettres étaient des dessins, où il fallait s’appliquer pour les faire de la meilleure façon. De plus en plus, jusqu’à l’orthographe, on laisse tomber les mots, on laisse tomber la graphie. C’est le moment, peut-être, de revenir de manière aristocratique à la main. Oui, on va laisser la machine pour la plèbe. Nous, les aristocrates qui accordons de l’importance à l’écriture, allons revenir à la main.
Vous dites écrire pour oublier ce que vous avez écrit. En même temps, vous faites l’éloge de l’alphabet sans quoi, entre autres, "Hitler3 pourrait nous dire qu’il n’a pas existé". Vous teniez d’ailleurs à écrire ce qui vous était arrivé. Enfin, vous dites que votre Remington était un compagnon de lutte. L’écriture est-elle une lutte ?
D.L. : C’est beaucoup de choses, je l’ai dit toute ma vie. C’est aussi une lutte, une joie, une identité… Je m’étais même identifié à la machine à écrire, la Remington 22. Elle coécrivait si l’on peut dire. Je trouvais que, venant de la Caraïbe où l’on était à l’ère de la roue encore, c’était par la machine que je devais m’en sortir. C’est par la machine que les USA ont pu dominer le monde avec une rapidité époustouflante en moins de deux cents ans. Je l’ai fait pour me mettre du côté des puissants de ce monde. L’impression de commander le monde et d’avoir une distance. Et c’est vrai dans un certain cas. La main semblait trop me rapprocher de mon pays natal, j’étais plus proche du récit littéraire, de l’intime, j’avais l’impression d’être dans mon temps, dans mon univers, dans ma vie, et au plus profond, presque obscur même, littéraire. La machine, quant à elle, semblait ne pas prendre de camp. J’allais directement à la manière de Hemingway, je disais le monde, je le pensais. C’était de l’extime, je sortais de moi-même, et je décrivais un temps qui n’était pas uniquement le mien.
"Ma seule gloire est d’avoir écrit une dizaine de livres sans qu’il y ait une seule phrase que l’on puisse citer."
Vos livres sont empreints d’humour…
D.L. : Il n’y a pas d’humour dans mes livres, il y a un point de vue. L’humour ne suffit pas pour finir de lire un livre, c’est le regard qui compte et le mien est constant, mais il y a des saillies… J’ai eu la chance d’avoir écrit un peu tardivement, d’avoir le courage de dire comment je suis, de ne pas avoir cherché à être littéraire. Dans J’écris comme je vis, j’explique tout ça. Ma seule gloire est d’avoir écrit une dizaine de livres sans qu’il y ait une seule phrase que l’on puisse citer. J’étais très fier de ça car c’est le contraire de la Caraïbe où les citations fleurissent de la bouche des gens à tout bout de champ.
Umberto Eco avait dit lors d’une rencontre4 : "Toutes les grandes villes se ressemblent maintenant, en sortant du Hilton, je vois les mêmes boutiques, la même gestion urbanistique, le même mobilier urbain… " Vous qui parlez tellement des villes, qui flânez et semblez vous les approprier, pensez-vous la même chose ?
D.L. : Les villes sont des livres qui permettent des autobiographies. Umberto Eco dit exactement comment il circule dans une ville en disant cela. Mon ami géographe haïtien, George Anglade, me disait : un jeune citadin de Port-au-Prince voit les onze salles de cinéma alors qu’un jeune paysan voit les douze marchés. La ville est trop vaste pour être absorbée par les gens, elle permet de faire des autobiographies involontaires.
D.L. : Il n’y a pas d’humour dans mes livres, il y a un point de vue. L’humour ne suffit pas pour finir de lire un livre, c’est le regard qui compte et le mien est constant, mais il y a des saillies… J’ai eu la chance d’avoir écrit un peu tardivement, d’avoir le courage de dire comment je suis, de ne pas avoir cherché à être littéraire. Dans J’écris comme je vis, j’explique tout ça. Ma seule gloire est d’avoir écrit une dizaine de livres sans qu’il y ait une seule phrase que l’on puisse citer. J’étais très fier de ça car c’est le contraire de la Caraïbe où les citations fleurissent de la bouche des gens à tout bout de champ.
Umberto Eco avait dit lors d’une rencontre4 : "Toutes les grandes villes se ressemblent maintenant, en sortant du Hilton, je vois les mêmes boutiques, la même gestion urbanistique, le même mobilier urbain… " Vous qui parlez tellement des villes, qui flânez et semblez vous les approprier, pensez-vous la même chose ?
D.L. : Les villes sont des livres qui permettent des autobiographies. Umberto Eco dit exactement comment il circule dans une ville en disant cela. Mon ami géographe haïtien, George Anglade, me disait : un jeune citadin de Port-au-Prince voit les onze salles de cinéma alors qu’un jeune paysan voit les douze marchés. La ville est trop vaste pour être absorbée par les gens, elle permet de faire des autobiographies involontaires.
Nathalie Man est une poétesse, autrice et street-artiste française. Elle affiche ses poèmes dans les rues de France et d’ailleurs depuis 2013. Elle a récemment publié un livre féministe, Le Journal d’Elvire, aux éditions Le bord de l’eau. Pendant le confinement, elle a commencé un roman-photo. Elle incarne Amélie. Son premier roman sortira chez Lanskine à l’automne 2022.