Anne-Marie Garat et Karfa Sira Diallo, la force des mots pour accepter notre histoire
Anne-Marie Garat vient de publier aux éditions Actes Sud Humeur noire, un récit engagé dans lequel elle affronte son passé et celui de Bordeaux, sa ville natale. Prologue a réuni l'écrivaine et Karfa Sira Diallo, essayiste et fondateur de l'association Mémoires et partages, qui sont longuement revenus sur leur combat pour la transmission de la mémoire de l'esclavage.
C'est la lecture d'un cartel au Musée d'Aquitaine qui déclenche l'écriture de l'Humeur noire d'Anne-Marie Garat. Que provoquent et traduisent pour vous deux les choix sémantiques de cette affichette1 ?
Anne-Marie Garat : C'est sans doute l'importance que j'attache au musée comme lieu d'une transmission démocratisée, où l'histoire, les objets et les arts sont désormais à la portée de tous, qui a provoqué ma colère et l'écriture de ce livre. On pourrait penser que c'est subliminal et que j'ai piqué une crise pour pas grand-chose, mais c'est en réalité très grave. L'usage du langage, ce que les mots veulent dire, et parfois à l'insu de celui qui les manie, m'interpelle. Les mots choisis dans ce cartel et la formule Objets d'art colonial, intitulant une collection d'artefacts africains, me sautent aux yeux et me choquent. Qualifier de coloniaux ces objets illustre la confiscation et la négation de leur histoire, qui les a pourtant conduits jusque dans ce musée. Mais ce qui est plus grave encore est que ces mots ne choquent personne et soient ainsi validés par le conservateur, le directeur et les visiteurs.
Karfa Sira Diallo : Ces formulations sont le symptôme d'un rapport compliqué qu'entretient l'institution municipale avec son histoire traumatique. Il faut relier ces textes à un contexte plus global, celui de la transmission d'une histoire difficile que l'on a vigoureusement éloignée de la connaissance du public pendant des décennies. L'expérience d'Anne-Marie questionne l'appréhension par les citoyens d'un discours muséal, qui peut finalement se révéler un instrument d'une stratégie, consciente ou non, de tenir à distance un sujet difficile.
Vous insistez notamment, Anne-Marie Garat, sur l'emploi des termes nègre, esclave et race, ressorts sémantiques du racisme "qui procède" de l'esclavage, "et non le contraire". Comment faudrait-il selon vous appréhender ces termes ?
A-M.G. : On sait que ces mots font aujourd'hui débat et on les prend avec des pincettes tellement ils sont chargés de sens, implicite ou explicite. Orwell nous dit que "la pire chose qu'on peut faire avec les mots est de capituler devant eux" : il faut les affronter et s'efforcer de reconstituer le contexte dans lequel ils apparaissent. Le mot race, par exemple, est issu d'un long processus historique et idéologique à travers l'histoire de la médecine, des sciences humaines, de l'anthropologie ; il survient dans le langage comme un outil pour hiérarchiser les êtres humains, dégrader certains et en promouvoir d'autres. Les mots, que nous considérons comme des outils de communication banals, contiennent en fait une charge énorme de notre passé, de notre rapport au monde.
L'éducation, le rôle des historiens et des linguistes sont de fait primordiaux, et doivent s'imposer dans un échange apaisé aux rapports conflictuels. Il me semble d'ailleurs que des historiens contemporains, par leurs longues recherches pas toujours spectaculaires pour l'opinion publique, accomplissent aujourd'hui ce travail qui va être ensuite étudié à l'école. C'est aussi le rôle des journalistes de vulgariser, dans le sens noble du terme, ces apports nouveaux de l'histoire plutôt que de mettre en avant les questions de séparatisme, de repentance. Ces mots, parce qu'ils portent une forme de jugement, d'assignation à des rapports violents, viennent brouiller la question et même la conduire à la faillite afin justement de perpétuer cette mauvaise mémoire. Ces mots sont des écrans, ils sont employés à des fins politiques pour nous empêcher d'accéder à une pensée la plus pacifiée possible. N'oublions pas qu'il y a derrière nous des violences, des crimes et des désastres humains qui dans le temps long continuent de travailler et qu'on ne peut rejeter d'un revers de main.
K.S.D. : Comme Anne-Marie, je pense qu'il est fondamentalement question de politique, de pouvoir et donc de domination et de violence à travers ce mot race. Dans notre travail militant d'activistes, la question du langage a toujours été importante sans que nous ayons toujours les outils épistémologiques pour pouvoir l'expliquer. Il nous semble essentiel que dans le langage se nichent la violence et la domination : qui nomme ? qui peut nommer ? qui a le droit de dire ? Très tôt dans notre travail, à Bordeaux, à La Rochelle, à Nantes ou au Havre, nous avons questionné l'inscription toponymique cadastrale, donc d'un honneur rendu à des gens qui ont participé à cette entreprise criminelle de l'esclavage. Les difficultés que nous avons rencontrées pour obtenir que ces rues ne portent plus le nom de négriers reproduisent une violence raciste que nous pensions avoir tenue à distance, voire éliminée.
"Cesser d'utiliser ces termes-là, qui nous rappellent à cette histoire criminelle, c'est faire progresser la démocratie."
Quand la France, sous la présidence de François Hollande, retire le mot race de sa constitution, elle conserve néanmoins ce racisme systémique entretenu par l'imaginaire que portent notamment les noms de nos rues ou de nos quartiers, ainsi que le langage courant avec les mots race et nègre. Comme l'explique Anne-Marie dans son livre, le terme de race a été inventé pour justifier l'esclavage et l'entreprise capitalistique qui s'en est suivie. Cesser d'utiliser ces termes-là, qui nous rappellent à cette histoire criminelle, c'est faire progresser la démocratie.
Aujourd'hui une vive opposition, qui exprime encore le racisme inhérent au passé esclavagiste, concerne l'emploi du mot nègre. Nous avons appris ces derniers jours que le Café Négro, à Bayonne, a décidé de changer de nom, ce qui témoigne de l'évolution de la conscience collective. Pendant des années, les habitants du Pays basque s'étaient adossés à la tradition en fréquentant ce café, où l'on vous servait dans des tasses représentant un petit négrillon avec les cheveux bien frisés, sans pour autant considérer que cela portait les germes d'une violence quelconque.
A-M.G. : Prenez à Bordeaux la marque de rhum Negrita ou celle du vinaigre Tête noire, dont l'étiquette représente la figure d'un moine légendaire qui aurait inspiré le produit. Ces noms sont des marqueurs de l'histoire qui perdure aujourd'hui, de la même manière que ceux des rues rendant hommage à des personnes ayant participé à l'esclavage. Il faut je crois se réjouir de la réflexion et des revendications actuelles autour de l'odonymie, qui démontrent une avancée dans la prise de conscience collective. Que l'on souhaite ou non déboulonner la statue de Colston à Bristol2, voire l'engloutir au fond de l'Avon, il y a derrière une réflexion à mener sur la transmission et l'explication de leur raison d'être dans la ville.
"J'ai eu à cœur de faire remonter à la surface tous ceux qui peuvent être nommés au nom de tous ceux qui ne peuvent plus l'être."
J'insiste dans le livre sur la force des noms et notamment ceux donnés aux êtres. Pour reprendre Hugo ou Michelet, la longue cohorte des êtres humains, du peuple dirions-nous, est anonymisée. C'est pourquoi j'ai eu à cœur de faire remonter à la surface tous ceux qui peuvent être nommés au nom de tous ceux qui ne peuvent plus l'être. Sur les monuments aux morts, dans les cimetières, sur les plaques de rue ou dans les archives familiales, nous sommes attachés aux patronymes, et pourtant ils sont nombreux à avoir vu leur nom effacé, nié et parfois remplacé par un autre. Il n'était pas rare dans les familles d'aristocrates que les domestiques soient ainsi renommés. Dans le livre, je me suis intéressée à Modeste Testas [Al Pouessi, baptisée Marthe Adélaïde Modeste Testas, est connue sous le nom de Modeste Testas, ndlr] et Marie-Louise Charles, et surtout au contexte de leur vie, comment elles vivaient à Bordeaux. Il se trouve que ces deux femmes sont qualifiées dans le cartel du Musée d'Aquitaine de domestiques ; rien que ce mot-là est une insulte puisqu'il désigne au XVIIIe siècle un employé de maison qui a des gages et non une personne exploitée, vouée par sa race, asservie avec toute la violence que cela accompagne. Préférer le terme domestique à celui d'esclave dissimule une nouvelle fois la vérité sur le statut réel de ces personnes qui étaient privées de dignité. De la même manière, employer le mot afflux pour désigner les gens de couleur, qui ne représentaient qu'une toute petite part de la population, soulève en fond le poids de l'histoire et donc tous les jugements de valeur, la morale, l'éthique et le politique que ces mots véhiculent.
L'un des combats de Karfa Sira Diallo est d'obtenir des municipalités qu'elles rebaptisent les rues et quartiers dont les noms sont empruntés à ce vocable esclavagiste, comme le quartier La Négresse à Biarritz. À quels obstacles devez-vous faire face pour obtenir gain de cause ?
K.S.D. : La première des oppositions au combat que nous menons à Biarritz est la municipalité elle-même qui, en refusant de revenir sur le choix du nom de ce quartier, a malheureusement validé et donc légitimé des clivages racistes et misogynes. Comme pour le café à Bayonne, il ne s'agit pas seulement d'un héritage de l'histoire mais aussi de représentations caricaturales contemporaines : à Biarritz, vous pouvez voir dans ce quartier des représentations de visages stéréotypés de femmes noires aux lèvres pulpeuses sur des fresques ou sur des t-shirts portés par des habitants. Nous devons donc faire face à une rétractation, à une peur de perdre en quelque sorte son patrimoine, de la part de la Ville et d'une partie des habitants.
Ces oppositions démontrent que le travail de transmission de la mémoire de l'esclavage n'est pas suffisamment fait alors que le Pays basque a été l'une des régions françaises les plus actives dans l'entreprise coloniale. Notre grande région plus largement a été celle qui s'est le plus enrichie dans ce commerce colonial français du XVIIIe siècle, au point de parler de l'eldorado des Aquitains3 : près de 40% des habitants de Saint-Domingue (l'actuel Haïti), la colonie la plus riche d'Amérique à l'époque, étaient des colons gascons, basques et béarnais. Malgré la connaissance historique de l'importance de cette histoire dans le développement économique de la région et dans les imaginaires, aucun travail citoyen ni politique n'a été entrepris. Il n'y a aucune cérémonie en mémoire de l'esclavage et le port de Bayonne, principale entrée du Pays basque dans le commerce colonial, n'a pas encore rejoint le mouvement mémoriel dans lequel s'inscrivent aujourd'hui la plupart des ports négriers français.
Vous accordez tous les deux une place centrale à la transmission : Anne-Marie Garat pour avoir enseigné pendant de nombreuses années et par vos livres, et Karfa Sira Diallo en organisant notamment des visites mémorielles et en donnant des conférences. Transmet-on aujourd'hui d'une manière suffisamment précise notre histoire, notamment aux plus jeunes ?
A-M.G. : Les gens à Bayonne et à Biarritz disent : "Mais nous on l'a toujours appelé comme ça ce café ou ce quartier, ce n'est pas raciste ou par méchanceté, c'est l'habitude". C'est cet usage qui s'impose finalement, désincitant les habitants à s'interroger sur l'origine de ces noms qui font partie de leur vie. Nous touchons là du doigt le profond déficit d'éducation, renforcé dans la mesure où ceux qui éduquent ne sont pas eux-mêmes éduqués à ces questions. Il y a une manière d'habiter les lieux qui nulle part n'est interrogée, ni par les parents ni par l'école ni par aucune institution. Je pense qu'il faut affronter la résistance à ces prises de conscience par le dialogue et la transmission. Cela dit, si l'opposition est radicale alors les rapports de force s'imposent. Nous ne pouvons pas accepter que soit ainsi refoulé un passé aussi lourd car cela est destructeur aussi bien pour les individus que pour la société ; nous le voyons récemment avec les révélations d'incestes, de viols, de pédophilie dans l'Église, etc.
"Je porte un regard optimiste sur notre époque au cours de laquelle, pour des raisons conjoncturelles et pour des raisons profondes, nous assistons à un réveil de ces questions."
La question du colonialisme revient aujourd'hui comme un boomerang sur la place publique. Il faut dire que l'assassinat de George Floyd a été un détonateur mondial : les réseaux sociaux tant décriés ont permis de projeter à la face du monde ce qu'est un crime raciste, et de provoquer un mouvement de soulèvement notamment auprès des jeunes. Je porte un regard optimiste sur notre époque au cours de laquelle, pour des raisons conjoncturelles et pour des raisons profondes, nous assistons à un réveil de ces questions.
K.S.D. : Nous assistons en effet à une évolution irréversible autour de ces sujets par l'élargissement des droits humains. Nous le voyons ici avec la décision du Café Négro d'abandonner de lui-même son nom, sans que nous l'ayons attaqué. En ciblant le quartier La Négresse à Biarritz, nous avons fait confiance à l'évolution de la conscience collective pour que d'autres symboles racistes tombent. Ces prises de conscience sont la conséquence du mouvement Black Lives Matter et de notre diplomatie, puisque nous mettons en œuvre une action graduée, qui refuse la violence et la contestation tous azimuts.
"Je crois qu'il y a aussi une encore trop faible reconnaissance du passé colonial français dans la création cinématographique, littéraire et plus largement artistique."
Anne-Marie expliquait très justement qu'il ne peut y avoir transmission que dans la mesure où ceux qui sont chargés de transmettre l'histoire la connaissent et y soient sensibles. L'illustration la plus nette est le Musée d'Aquitaine, dont la mission est de faire connaître une histoire mais dont les agents véhiculent une version éloignée de la vérité et de la dignité des personnes. Nous devons encore aujourd'hui faire face à des institutions dans lesquelles est véhiculé un imaginaire raciste, fondé sur la supériorité des uns sur les autres, et où on estime qu'il y a quand même eu des bienfaits à la colonisation et à l'esclavage [lire le droit de réponse de Laurent Védrine, directeur du Musée d'Aquitaine4]. Je crois qu'il y a aussi une encore trop faible reconnaissance du passé colonial français dans la création cinématographique, littéraire et plus largement artistique. Le livre d'Anne-Marie est le premier et donc le seul à aborder dans cette région ces questions-là d'un point de vue littéraire.
L'association Mémoires et partages, fondée en 2013 par Karfa Sira Diallo, organise en ce mois de février des événements dans le cadre du Black History Month. L'édition 2021 est dédiée aux ex-athlètes Ghislaine Barnay et Roger Bambuck, qui ont participé en 1968 aux JO de Mexico, et a aussi été marquée par la présence le 4 février lors de son inauguration du maire de Bordeaux, une première. Que faut-il retenir de ces événements ?
K.S.D. : Le Black History Month est un événement que nous accueillons depuis 2018. Nous avons conservé le nom malgré quelques critiques liées à l'origine américaine de la manifestation mais nous veillons à ce que le contenu des rencontres concerne des réalités de vies françaises et originaires d'Afrique noire, des Antilles et des Caraïbes. L'édition 2021 est en effet remarquable, notamment parce que le maire d'une grande ville a inauguré pour la première fois une manifestation qui peine à s'ancrer en Europe et encore davantage en France. Cela est révélateur d'un changement politique local avec une nouvelle gouvernance plus ouverte sur l'évolution de la société française et soucieuse de faire converger les questions environnementales et les questions sociales.
Afin d'asseoir la notoriété de l'événement, nous associons des figures proches des gens, issues du monde du sport. Après le basket et la boxe, ce sont deux athlètes qui sont invités, Ghislaine Barnay et Roger Bambuck, qui sont nés dans la France coloniale des années 1930 (les colonies antillaises, la Guyane et la Réunion ne deviennent des départements qu'en 1946). Ils ont brillé pour la France malgré les contraintes et les injustices qui ont pesé sur eux et sur leurs peuples. Engagés, ils se sont ralliés aux revendications américaines portées lors des Jeux olympiques de Mexico en 1968 par John Carlos et Tommie Smith, levant le poing ganté du Black Power quelques mois après l'assassinat de Martin Luther King.
L'édition est également inédite en ce qu'elle a lieu dans plusieurs villes : Bordeaux où nous avons débuté, La Rochelle et Bayonne où nous venons d'installer une association et au Havre le 27 février. Notre but est de permettre une vulgarisation de l'histoire coloniale et du racisme. J'insiste sur le terme racisme plutôt que celui d'esclavage car il ne s'agit pas pour nous de ne parler que du passé mais d'agir très concrètement dans les territoires les plus marqués par l'histoire coloniale en combattant aussi les formes d'esclavage contemporaines.
Est évoqué dans Humeur noire le projet porté par Karfa Sira Diallo d'une fondation mémorielle à Bordeaux, la Maison contre les esclavages. Comment le projet se construit-il et avec quelles énergies ?
K.S.D. : Dans la plupart des ports négriers français existent des musées chargés de mettre en récit cette histoire de l'esclavage, à la valeur inégale. À Nantes, le Château des ducs de Bretagne abrite le Musée d'histoire de Nantes qui évoque ces questions et, à côté, sur les quais de Loire, se trouve le Mémorial de l'abolition de l'esclavage. À La Rochelle, le Musée du Nouveau Monde inclut l'esclavage et la traite dans la découverte du Nouveau Monde et les relations de la France aux Amériques. Et puis il y a le Musée de l'armateur, au Havre, consacré aux bons goûts décoratifs des armateurs négriers…
"Il s'agit de sortir du musée pour entrer dans une maison, lieu de vie qui accueille, et de s'intéresser aux esclavages afin de ne pas nous enfermer dans une vision européocentrée de l'histoire."
Ce projet d'une Maison contre les esclavages à Bordeaux rejoint l'idée essentielle que défend Anne-Marie dans son livre, celle de sortir absolument de la muséification. Nous pensons que les institutions ne sont pas forcément les plus à même de rendre compte de la dynamique et de l'actualité de ces questions. Il s'agit donc de sortir du musée pour entrer dans une maison, lieu de vie qui accueille, et de s'intéresser aux esclavages afin de ne pas nous enfermer dans une vision européocentrée de l'histoire. Nous avons lancé le projet en octobre 2019, et Anne-Marie a accepté d'en être la marraine, aux côtés de Patrick Chamoiseau. L'équipe municipale de l'époque semblant hostile à notre entreprise, nous avons lancé une campagne de crowdfunding, que nous avons dû arrêter à cause de la pandémie de Covid-19. Aujourd'hui, le récent changement politique à Bordeaux nous permet d'espérer, au même titre que le regard très avisé d'Anne-Marie et son livre, qui participent à démontrer l'intérêt pour Bordeaux d'être à la hauteur de ces questions. Nous avons pour l'instant identifié un lieu sur le quai Brazza, le long de la rive droite, et fait travailler une architecte. Les prochains mois seront importants, puisqu'il nous faudra convaincre les autorités municipales, régionales et au-delà de nous accompagner.
A-M.G. : Je suis pour ma part très attachée à ce pluriel, les esclavages. Comme le dit Karfa, cela actualise la question de l'esclavage au sens où il est pratiqué aujourd'hui dans certains lieux du monde, je pense notamment aux Ouïghours persécutés en Chine. Cet esclavage contemporain procède du même mécanisme primitif d'asservir des êtres humains, de les ravaler au rang d'énergies productives, au nom du profit et de la domination politique, c'est-à-dire de la dégradation de l'être humain par le biais d'une logique à la fois capitaliste et totalitaire. Connaître l'histoire des esclavages depuis l'Antiquité romaine, voire depuis Neandertal, permet de comprendre les formes modernes issues de la même logique capitaliste, fondée sur l'accaparement des ressources humaines et naturelles par un groupe exploitant les autres. Affirmer ce pluriel actualise et pérennise la recherche et la réflexion sur cette question cruciale pour notre monde actuel.
Humeur noire, d'Anne-Marie Garat
Actes Sud
février 2021
304 pages
21,80 euros
ISBN : 978-2-330-14452-4
1 "Au moins 4 000 Noirs et gens de couleur viennent à Bordeaux au XVIIIe siècle. Il s'agit pour l'essentiel de domestiques suivant leur maître, d'esclaves envoyés apprendre un métier, et d'enfants métis venus parfaire une formation. Il y a peu de problèmes de cohabitation en dépit d'une forte discrimination. Dans le premier quart du siècle, les autorités veulent limiter cet afflux en organisant des recensements obligatoires, une police particulière et un 'dépôt' des Noirs. Mais ces mesures ont peu d'effet, avec une vingtaine d'emprisonnements connus. En 1777, trois cents personnes de couleur sont recensées dans la Généralité. Les deux tiers sont des esclaves bien que "la France ne puisse admettre aucune servitude sur son sol". En 1776, deux Noirs esclaves gagnent un procès contre leur maître obligé de leur rendre la liberté. Ces velléités sont cependant combattues jusqu'à la Révolution."
Ce cartel, rédigé en 2009, a été modifié en juin 2019 et un travail de réécriture de l'ensemble de ces cartels, en lien avec la Fondation de la Mémoire de l'esclavage, est en cours.
2 Edward Colston (2 novembre 1636 - 11 octobre 1721) est un négrier, négociant et mécène anglais du XVIIIe siècle associé à l'histoire de Bristol, sa ville natale.
3 Lire L'Eldorado des Aquitains : Gascons, Basques et Béarnais aux Iles d'Amérique (XVIIe-XVIIIe siècles), de Jacques de Cauna, éditions Atlantica, 1998.
4 Je me dois d’apporter une réponse aux accusations émises par Karfa Sira Diallo à l’encontre des agents du musée d’Aquitaine, des agents qui véhiculeraient, selon lui, "un imaginaire raciste, fondé sur la supériorité des uns sur les autres et où on estime qu'il y a quand même eu des bienfaits à la colonisation et à l'esclavage". L’équipe du musée d’Aquitaine que j’ai l’honneur de diriger, œuvre sans relâche, depuis des années, à rendre visible l’histoire de la traite et de l’esclavage atlantiques, et à démontrer que ces sujets, comme l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, ne sont en rien périphériques, leur violence imprégnant encore profondément nos sociétés.
Cette histoire, nous ne la transmettons pas seuls aux publics. Nous engageons en permanence la discussion, avec un réseau dense de partenaires qui construisent avec nous des outils de médiation, des colloques et des conférences, des cycles de projections-débats… Ce sont autant de rencontres et d’échanges féconds avec la communauté scientifique, la communauté enseignante, des associations et des représentants publics comme le ministère de la Culture et la Région Nouvelle-Aquitaine. Ce sont autant d’occasions de témoigner du rôle qu’un musée de société comme celui d’Aquitaine joue dans la lutte contre le racisme et contre toutes les formes de discriminations.
Laurent Védrine, directeur du Musée d’Aquitaine.
Droit de réponse publié le 24 mars 2021.