Didier Delahais : et pourtant, tout a bougé
Dans le cadre du dispositif Résidences en territoire, Didier Delahais a passé six semaines en avril et mai 2022 au lycée Camille-Jullian. Son projet, autour de l’écriture et de l’oralité, s’adressait aux élèves, mais aussi aux enseignantes et enseignants de l’établissement bordelais. Un travail de transmission et de collecte foisonnant dont une dizaine de personnes a bien voulu témoigner pour Prologue, le 24 juin 2022. Récit.
Faire société
Tout commence par une déambulation au sein du lycée Camille-Jullian, à Bordeaux, où les épreuves du bac se sont terminées quelques jours plus tôt. Au début, nous sommes trois : Didier Delahais nous accueille, Stéphanie Collignon – chargée de mission Transmission à ALCA – et moi-même. Christophe Delorme, professeur de sciences économiques et sociales avec qui Didier Delahais a imaginé le projet, se joint à nous peu de temps après.
Nous entrons dans l’établissement en travaux et, un peu plus loin, deux professeures de prépa arrivent à leur tour : Anne Gauzé, pour l’allemand, et Chrystel Donati, pour l’italien. Nous passons ensuite au CDI pour inviter Lise Fradon, la professeure documentaliste. On traverse la salle des profs vide, puis quatre élèves de terminale et deux d’hypokhâgne complètent notre petite société du jour, agglutinée dans la cour déserte.
Quand nous entrons dans la salle de réunion, les tables sont disposées en un grand rectangle. Didier Delahais s’empresse de le désorganiser, pour accoler six tables les unes aux autres. En réponse à l’inquiétude d’une professeure, l’auteur lance avec autant de douceur que d’assurance : "Si, si, je déplace, moi."
Déplacer, voilà peut-être le mot clé de cette résidence et Didier Delahais abonde : "C’est mon métier, de déplacer". Proposer des ateliers d’écriture et d’oralité, pour mettre en mouvement les corps et les esprits, pour qu’ils prennent confiance, pour que chacun et chacune se rencontre – soi-même et les autres –, et in fine pour faire société, voilà l’ambitieux projet de l’auteur et homme de théâtre.
Brouiller les codes
Pour les professeurs, la présence dans la classe de celui que les élèves appellent "Didier" amène à réinterroger sa pratique. "Il y a une distance avec les élèves, quand on est prof – nécessaire ! Mais il faut quand même sortir de son cadre. Et c’est plus facile quand on est accompagné", témoigne Christophe Delorme, sans savoir encore comment sa pédagogie évoluera à la suite des ateliers proposés avec l’écrivain.
Accueillir un auteur dans la salle de classe, c’est aussi l’occasion pour les professeurs de décaler leurs regards sur les élèves. Ces derniers ont parfois une approche normée de l’écriture, aguerris à l’exercice de la dissertation. Anne Gauzé raconte : "J’aime ouvrir grand les portes et les fenêtres de la classe, parce que ça fait rentrer un peu d’air frais et tout le monde en a besoin." Découvrir comment les étudiants et étudiantes d’hypokhâgne existent à travers leurs textes, c’est une des facettes de l’expérience proposée par l’auteur.
Avec les enseignantes et enseignants, Didier Delahais a souhaité pousser plus loin le déplacement en organisant des entretiens. Il a pris le temps de leur poser des questions sur l’expérience du langage dans la classe. "J’étais comme les élèves : je ne savais pas si j’allais avoir les bonnes réponses", raconte Chrystel Donati. En réalité, Didier Delahais laisse la parole se dérouler : "Je les écoute me parler de leur enfance – qui parlait à la maison ? qui est italien arrivé en France ? et en tant que professeur comment ça parle dans la classe ?" L’écrivain entend bien tirer quelque chose de sa collecte, et poursuivre auprès d’autres personnes ce travail de recherche.
L’expérience de l’autre
Déplacés aussi, les lycéennes et lycéens. Comme ces quatre terminales venues témoigner ce jour-là. Jeux des options obligent, elles travaillaient pour ces ateliers avec un groupe de classe soudé qu’elles quatre côtoyaient seulement quelques heures par semaine. Didier Delahais leur a proposé plusieurs exercices pour travailler l’oralité : se mouvoir dans l’espace, s’arrêter face à quelqu’un, et lui dire quelque chose ou simplement le regarder dans les yeux. Malaise : "On n’est pas habituées à se connecter à l’autre", confesse l’une des futures bachelières.
Avec ce groupe, l’objectif affiché des cinq ateliers de deux heures était la préparation au grand oral. Mais l’écrivain voit plus loin : "Savoir parler en public ne suffit pas pour répondre aux besoins des individus et faire société. Il y a nécessité de faire advenir des êtres capables de s’entendre et de délibérer", écrit-il dans sa note d’intention. Pour cela, l’auteur a multiplié les moyens de cultiver ce "faire société".
L’alchimie
"J’arrive avec des outils, ensuite il n’y a plus qu’une alchimie qu’on espère", raconte l’auteur de l’Atelier imaginaire. Il s’appuie sur des outils comme les arpentages, les débats mouvants, des exercices de théâtre, d’écriture, des lectures à voix haute, en travaillant à partir de ses propres textes, ou à partir de textes qui l’inspirent (des inventaires du XIe siècle écrits par la dame d’honneur japonaise Sei Shōnagon à Henri Michaux).
Et il semblerait que l’alchimie opère. "Tu mets les gens à l’aise", lance Lise Fradon, et tout le monde autour des tables réorganisées par l’auteur loue cette zone de de liberté qu’il sait offrir. Chrystel Donati poursuit : "Chez Didier il y a une absence de jugement qui rend l’expression écrite et orale possible." Une des élèves de prépa confie avoir découvert une forme d’authenticité dans l’écriture, au cours des ateliers. Peut-être même, oui, qu’elle va continuer à écrire…
En donnant vie à ces projets et en y participant, pendant quelques heures, auteur, élèves et professeurs du lycée Camille-Jullian ont créé des espaces. Des espaces de rencontre avec soi et avec les autres, des espaces d’expression et de liberté : "Et c’est à chacun de contribuer à les agrandir, pour continuer à avancer collectivement", renchérit l’auteur. Il garde un regret, tout de même : celui de ne pas laisser de trace du travail accompli par cette communauté éphémère – difficile de récolter les textes, difficile de mobiliser au-delà des ateliers… Mais pour lui, c’est un enjeu "poétique et politique".
Quelques textes, tout de même, sont lus à voix haute et notamment par les élèves ayant participé aux ateliers autour de l’oralité : "Ça me dépasse, ça me fait bouger, ça m’émeut…", confie Didier Delahais confronté à la poésie de chaque personne. Car enfin, lui aussi, a été déplacé au cours de ces six semaines de résidence. Transporté par les récits, il s’est également confronté à la réalité d’un établissement scolaire : "La poésie n’est pas extérieure au monde, il faut qu’elle soit sur le territoire", affirme-t-il encore.
Après une heure passée ensemble, Stéphanie Collignon conclut : "C’est important d’avoir ce temps-là. Il n’y a pas que la dimension économique dans le soutien des projets par la Région, il y a aussi la dimension humaine." Et Didier Delahais d’aller plus loin : "C’est peut-être un peu pompeux, mais, là, en réunissant une représentante des institutions, des professeurs, des élèves, on fait communauté."
Puis, il a replacé tables et chaises dans leur configuration initiale. C’est peut-être à l’image d’un entretien, d’un atelier ou d’une résidence avec lui : tout semble pareil, et pourtant, tout a bougé.