Éloge du libre arbitre
Après Les Frontières du Douanier Rousseau, paru en mars 2022 aux éditions Michel Lafon, Mathieu Siam et Thibaut Lambert se sont de nouveau réunis pour travailler ensemble à la création d’une bande dessinée, … je continue, librement inspirée de la vie du navigateur Bernard Moitessier (1925-1994). Pour avancer sur ce projet, Mathieu Siam a brièvement séjourné au Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien, en juillet 2022, durant un été incendiaire qui aura marqué les esprits. Aujourd’hui, le livre est presque terminé. La découverte des premières planches et les mots de Mathieu Siam sur ce projet nous mettent l’eau à la bouche…
Quand Mathieu Siam arrive au Chalet Mauriac en juillet dernier, il est déjà familier des lieux. Il y est venu deux mois auparavant pour travailler avec son compère Thibaut Lambert sur la préparation d’une conférence dessinée inspirée de la vie du peintre Le Douanier Rousseau. Il s’est levé tôt, ce matin-là, car il veut arriver le premier dans l’espoir de pouvoir s’installer dans le grand bureau… Désir satisfait, tout avait bien commencé. Mais deux jours après, le feu s’est déclaré… Résidence écourtée, donc, mais surtout forte en émotion. L’auteur n’en a pas perdu pour autant son inspiration. Aujourd’hui, le prochain livre qu’il prépare avec Thibaut Lambert est presque terminé et paraîtra, comme le précédent, aux éditions Michel Lafon en mars 2023.
L’histoire s’inspire de celle du navigateur Bernard Moitessier qui, en 1969, alors qu’il est donné grand favori, abandonne le Golden Globe Challenge – premier tour du monde en solitaire, sans assistance et sans escale – pour poursuivre sa route en mer. Il renonce ainsi à la gloire et à la fortune et devient, par cet acte même, l’icône de toute une génération post-soixante-huitarde. Amoureux des grands espaces, Bernard Moitessier décide tout à coup de ne vivre pour quelques mois encore qu’au milieu de cette immensité bleue afin, dit-il, de "peut-être sauver [son] âme".
Mathieu Siam est interpellé par ce choix extrême, d’autant plus qu’il découvre cette histoire en pleine pandémie : "Nous vivions une période où nous n’avions pas le droit de sortir, donc la résonance a été immédiate." À partir de là, et avec l’assentiment de Thibaut sur l’idée d’explorer ce sujet, il se documente en lisant d’abord tous les livres de et sur Bernard Moitessier. Le navigateur, également écrivain, a notamment raconté cette traversée dans son livre La Longue Route. Mathieu Siam s’interroge dès lors sur la façon dont il va pouvoir s’approprier cette histoire : "Je me suis posé la question : qu’est-ce que moi, en tant que scénariste, j’ai à apporter ? Il n’était pas question de faire une réadaptation de son livre, cela ne m’intéressait pas. Il a fallu que je trouve une place en tant que scénariste. Dans chacun de ses ouvrages, Bernard Moitessier a mis en mots une version de lui-même. Dans ma plus-value, il y avait donc cette volonté d’expliquer son geste en trouvant les racines de sa philosophie et en montrant les prémices de sa vie d’après. Mais l’idée qui m’a avant tout guidé dans l’écriture de ce scénario, c’est l’influence que Bernard Moitessier a eue sur toute une génération. C’est pourquoi j’ai créé le personnage de Pierre. Il a vingt ans, il est de bonne famille, il a visiblement une vie toute tracée dans le domaine de l’édition. Et lorsque Bernard Moitessier, qui a tout pour lui, dit non, finalement, je ne veux pas ça, cela va énormément l’intriguer. Pierre va donc partir à la recherche du navigateur, mandaté par son éditeur et il va évoluer dans cette aventure jusqu’à se trouver lui-même. Je voulais ainsi parler de cette jeunesse que Bernard Moitessier a fait changer." Une jeunesse qui, comme le rappelle l’auteur, a connu une insurrection (Mai 68) et une guerre (l’Indochine, dont Bernard Moitessier était originaire), autant d’événements dont Mathieu Siam perçoit une résonance avec ceux que traversent nos enfants. Passé et présent se télescopent à travers cette histoire et le contexte social et géopolitique qu’elle recouvre.
"Mon intention est de dire à la jeunesse premièrement que ce qu’elle a vécu avec le Covid n’est pas normal, ce n’est pas une situation ordinaire, et deuxièmement, il faut qu’elle écoute ses aspirations, et notamment celle de vivre en harmonie avec les éléments."
L’auteur se saisit de ce parallèle pour s’adresser au public auquel il destine avant tout ce livre : "Quand j’écris un livre, j’ai toujours besoin d’avoir un public-cible. Là, clairement, j’avais envie d’écrire à mes enfants – à mon fils, qui est au lycée et à ma fille, qui est étudiante – pour leur dire qu’il y a des choix de vie à faire et que, dans les années 1970, certaines personnes ont été confrontées aux mêmes difficultés qu’eux et elles ont fait des choix différents. Mon intention est de dire à la jeunesse premièrement que ce qu’elle a vécu avec le Covid n’est pas normal, ce n’est pas une situation ordinaire, et deuxièmement, il faut qu’elle écoute ses aspirations, et notamment celle de vivre en harmonie avec les éléments. À partir de là, Bernard Moitessier était un sujet parfait et j’ai créé comme un miroir entre mon personnage de Pierre et celui de Bernard."
Cette importance du lien entre l’homme et la nature qu’évoque ici Mathieu Siam, associée à une dimension contemplative, parcourt tous ses livres, comme un fil rouge dévidé à travers des histoires qui abordent par ailleurs d’autres sujets : "C’est quelque chose qui m’anime et à chaque fois, j’essaie de l’aborder à travers une thématique différente. Dans Galet, on était sur la force de se construire ; dans Empreintes, c’est sur la façon dont on regarde les choses. Le socle est toujours le même, mais je l’aborde selon diverses facettes. Dans le livre en cours, je dirais que c’est le libre arbitre, associé à la contemplation et au respect des éléments."
"Finalement, il me semble que j’ai réussi, dans ce travail, à faire que mes dessins ne perturbent pas la lecture de ceux de Thibaut tout en dessinant ce dont j’avais envie."
Avec ce nouveau projet, le binôme a travaillé un peu différemment. Pour Les Frontières du Douanier Rousseau, Thibaut avait réalisé tous les dessins à partir du scénario écrit par Mathieu. Ici, la structure du récit a finalement induit un nouveau dispositif : "Le scénario est composé de plusieurs chapitres qui se terminent chacun par un moment où le lecteur est seul avec Bernard Moitessier, qui est en train de vivre sa course. Le navigateur avait un petit magnétophone sur lequel il s’enregistrait. Je suis parti de ces enregistrements – qui existent réellement – pour construire les fins de chapitre où Pierre met un casque pour écouter ces bandes sonores. Je voulais à ce moment-là qu’il y ait un changement graphique important, car on est dans quelque chose de vaporeux, dans l’esprit de Pierre qui s’imagine la situation, on n’a donc rien pour se rattacher graphiquement. J’ai eu envie de travailler ces passages au cyanotype, qui est une technique de révélation, un mélange entre le dessin et la photographie. Ce procédé permet, grâce aux rayons du soleil, d’obtenir un bleu incroyable. Et c’est ce bleu qui m’intéressait. Thibaut n’était pas vraiment partant pour utiliser cette technique, mais comme j’y tenais, il m’a proposé de dessiner ces passages-là." Parti pris un peu risqué, si l’on en croit l’auteur, car ce changement de graphisme pourrait perdre le lecteur. Mais Mathieu Siam est plutôt confiant : "Finalement, il me semble que j’ai réussi, dans ce travail, à faire que mes dessins ne perturbent pas la lecture de ceux de Thibaut tout en dessinant ce dont j’avais envie."
Si cela fonctionne, c’est aussi parce que les deux auteurs se mettent au service de leur histoire, dans une relation d’égale confiance, à l’écoute des avis ou critiques réciproques, en toute humilité, comme le confie Mathieu : "Ce qui marche bien entre nous, c’est qu’il n’y a pas d’ego. J’étais un peu intimidé de dessiner aux côtés de Thibaut, parce qu’on n’a pas les mêmes armes. Lui, il a fait les grandes écoles de Saint-Luc, en Belgique, moi je suis plutôt autodidacte. Cela ne veut pas dire que je ne crois pas en mon dessin, mais c’était quand même intimidant et lui, il a eu aussi ce rôle de m’encourager."
Un duo complémentaire et inventif, pour le plus grand plaisir des lecteurs, réuni peut-être aussi parce que les deux artistes ont le même appétit de créer. Ainsi chacun est déjà reparti vers d’autres projets, en solitaire cette fois-ci, avant de se retrouver dans quelques mois pour un nouveau livre en commun dont rien n’est encore dévoilé…