"Entre deux sonneries", échos intérieurs à la croisée des mondes


Entre deux sonneries (14’), c’est le titre éponyme du délicat film réalisé par la classe de première professionnelle de conduite et gestion de l’entreprise vitivinicole sur leur quotidien d’internes, avec Marthe Poumeyrol, autrice et réalisatrice de documentaires. À l’issue de quatre mois de résidence, de février à mai 2025, au sein du lycée viticole, général et technologique de Libourne-Montagne, dans le cadre du dispositif Résidences en territoire organisé par ALCA, des témoignages intimes sont livrés sur des photographies. Ils s’entremêlent aux images tournées en Super 8 qui donnent au film un grain d’une douce mélancolie, comme une rêverie partagée collectivement. Chronique du parcours parfois houleux d’un projet fort, porté à bras le corps par une réalisatrice méticuleuse et généreuse, en guise d’état des lieux des enjeux de la co-création en ruralité, à l’heure des coupes budgétaires de la culture en France.
Le projet de réalisation documentaire en Super 8 mis en place par Marthe Poumeyrol avec la classe accompagnée par le professeur d’éducation socio-culturelle, Rémi Philton, a été concentré dans un espace-temps. Prenant la suite d’un projet littéraire inabouti, à raison de six demi-journées et trois journées entières réparties sur quatre mois, il a été tardivement lancé et mis du temps à gagner l’engagement de toutes les parties impliquées. Pourtant, il en ressort quelque chose de l’ordre de l’intemporel, quelques fragments réunis de vies plurielles à cet instant savoureux de la jeunesse où le pas de côté produit dans l’enceinte du lycée favorise l’entrée en poésie.
Sur les contours de l’intime à l’écran.
Le récit alterne des moments où les élèves sont ensemble et d’autres, plus individuels. Marthe Poumeyrol est partie du fait qu'en tant qu’internes, les élèves avaient deux vies, soit deux "chez eux". Aussi, elle leur a proposé de filmer les lieux qui comptaient pour eux, au lycée comme dans leur famille, pour avoir le contrechamp, l'autre partie de leur vie. La réalisatrice a, dans ce but, acheté des appareils photo de sorte qu’ils puissent, de façon autonome, prendre eux-mêmes des photographies de ces lieux, en dehors du lycée et des temps scolaires. Elle s’est toutefois heurtée aux réticences de certains élèves.
"Au départ, j'imaginais qu'ils puissent prendre en photo leur chambre, leur cuisine ou faire des photos sur leurs trajets entre le lycée et la maison. Et en fait, pour les trois quarts d’entre eux, ce n'était pas possible de montrer leur 'chez eux'. C'était un jardin secret qu'ils ne voulaient pas exposer aux autres de la classe." explique Marthe Poumeyrol.
Selon la réalisatrice, les élèves n’arrivaient pas à voir comment entrer dans l’intime avec l’image sans entrer dans le privé, notamment en choisissant de filmer des petites choses, des détails ou en approfondissant son cadrage. Il aurait fallu, selon elle, "être ensemble". Aussi, le projet de film s’est élargi vers des lieux qu'ils aiment, où ils se retrouvent en dehors du lycée.
Ils ont toutefois réussi ce tour de force avec leurs textes profonds et personnels où ils posent, avec justesse, la limite entre ce qu’ils choisissent de raconter et de ne pas raconter. Pour Dorian, l’un des élèves de la première professionnelle, ce qui importait, c’était d’écrire le texte d’ouverture du film où il évoque sa fenêtre de chambre d’interne. "Parce que je trouve que, quand même, la chambre d'internat, c'est un peu notre 'chez nous' de la semaine."
Ce que Soazig, autre élève, vient corroborer en exprimant le fait qu’ils sont, toutes et tous, très soudé.es dans cette classe, "on est vraiment très famille". Pour elle, plutôt que montrer une "chambre à soi", sans doute trop personnelle à leur sens, les élèves souhaitaient rendre tangibles ce qu’ils avaient en commun, ce qu’ils partageaient dans leur quotidien, ce qui faisait "collectif". Et c’est précisément ce qui a été à l’œuvre lors de la réalisation du film.
Dans les coulisses du cinéma
Les élèves ont été conjointement séduits par le geste de filmer, l’appréhension des étapes de réalisation du film, de l’écriture au montage en passant par l’étape captivante du tournage, auxquelles Marthe Poumeyrol les a sensibilisés. Ils se sont aussi familiarisés avec un monde éloigné de celui dans lequel ils évoluent actuellement, la viticulture, qu’ils soient issus de familles d’agricultureurices ou d’origine urbaine.
Pour Antoine, issu d’une famille d’architectes, passionné d’audiovisuel depuis son plus jeune âge, et introduit dans le milieu viticole par son beau-frère, maître de chai, ce qu’il aime dans le fait de filmer, c'est de capturer un moment, et de se souvenir de ce moment en regardant l'image.
Quant à Oscar dont la famille travaille dans l’informatique à Toulouse, et qui souhaitait accéder par ses études dans le vin à quelque chose de plus concret et de varié en termes d’activité (cultiver, vendre, mettre en bouteille etc.), ce qu’il retient de cette expérience, c’est le montage. Pour lui, il s’agit de "recoller les morceaux, trouver de la cohérence entre les scènes imaginées". "C’est un peu comme un puzzle, on recoupe tout, on ajoute le son, surtout que nous, on avait ponctué nos images de commentaires."
Pour Soazig, arrivée en seconde dans cet établissement, et désormais passionnée par ce qu’elle y fait, c’est la pratique du son qui a retenu son attention. "Le fait qu'on soit un peu dans notre bulle, se concentrer, prendre le temps de suivre chaque personne quand elle marche, quand elle parle, c'est ça qui m'intéresse le plus." Soazig imagine déjà le prolongement de cette expérience : "peut-être que plus tard, avoir fait ce film-là, ça peut nous aider à faire des visites sur un écran, dans une exploitation, ça peut être sympa."
Ce qui se joue au cœur de la co-création
Si du côté de Rémi Philton, l’objectif est atteint car "les élèves ont pu exprimer leur sensibilité, développer leur imaginaire, être amenés par Marthe Poumeyrol dans des endroits où ils ne vont pas", la réalisatrice exprime quelques réserves. Elle s’interroge sur cette relation de confiance qui se joue avec elle, et aussi avec le groupe.
"Quand je fais des films, si la personne en face n'a pas ses propres raisons de le faire - qui sont souvent différentes des miennes, mais qui fait qu'à un moment de sa vie, elle a aussi besoin de faire ce film, pour moi, le film ne peut pas se faire. Ça peut prendre du temps de trouver ce qui fait que tu as envie de participer à ce film... Et là, pour moi, pour certains élèves, ça s'est trouvé, et pour d’autres, ça reste encore un mystère."
Alors, comment créer "avec" dans une classe où des antagonismes entre jeunes semblent prégnants ? Est-ce que le pari d’engager un projet d’éducation artistique et culturelle avec une intervenante extérieure, à la façon dont l’équipe pédagogique a envisagé cette résidence, est à même de faire advenir le geste cinématographique ?
Pour Rémi Philton, on ne peut pas entrer dans un monde de l’imaginaire avec des élèves en trop grand nombre, a fortiori quand ils sont fragiles. Il préconise un accompagnement plus fort, avec davantage d’intervenant.es mais celui-ci serait aussi plus coûteux.
Ce qu’on retiendra du joli Entre deux sonneries, c’est qu’il propose des passerelles entre les mondes, de la culture à la viticulture, et c’est essentiel. Et qu’il offre également, à travers les questions qu’il soulève, un singulier écho à notre troublant monde d’aujourd’hui.