Et après ? "Témoigner… témoigner… témoigner…"
Lauréates de la résidence d’aide à la création périlittéraire 2021 du Chalet Mauriac, l’écrivaine Beata Umubyeyi Mairesse et la plasticienne Anne-Laure Boyer sont venues travailler pendant deux semaines, du 23 juillet au 6 août, sur leur projet de lecture performée pour la scène Ejo et Lézardes : nouvelles rwandaises du jour d’après, issu de trois nouvelles de Beata, publiées dans Ejo et Lézardes (La Cheminante, 2015 et 2019 ; rééd. Autrement, 2020).
Alors que paraît en 2015, aux feues éditions La Cheminante, Ejo, le premier recueil de nouvelles de Beata, le tout jeune Institut des Afriques à Bordeaux, qui lance la première édition de la Semaine des Afriques, lui commande une lecture. Souhaitant que ce ne soit pas trop posé ni "africanisant" vu le sujet, elle se tourne vers Anne-Laure pour qu’elles élaborent ensemble une lecture animée pour deux nouvelles. Cette dernière explore, elle, des lieux disparus, le rapport au temps, à l'oubli, à la transformation, par le biais de films, de créations sonores ou de cartographies.
Assise devant une table munie d’un rétroprojecteur, Anne-Laure Boyer a alors déployé vers un grand écran un univers graphique animé utilisant autant le papier, la peinture, le découpage que les ombres chinoises, pendant que Beata lit. "On est à mi-chemin entre la lecture théâtralisée et le concert de dessin, précise Anne-Laure, et j’ai ici une liberté que je n’ai pas dans mes travaux de commande. Ça me permet d’exploiter de nouvelles métaphores visuelles, dans une optique de mémoire et de transmission".
Depuis cette expérience, elles souhaitaient trouver le temps de se rassembler pour monter un spectacle entier avec trois nouvelles cette fois. Pour ce, la résidence périlittéraire au Chalet Mauriac, dotée d’une bourse, leur semblait le dispositif et le moment idéal. Quinze jours intensifs en cet été 2021, leur ont permis de travailler sur une troisième nouvelle, sur la préparation de la communication avec une bande-annonce et un site dédié. Pour finaliser ce travail, il leur faudrait maintenant trouver un plateau technique où mettre à l’épreuve le spectacle, travailler les calages, le timing entre elles et entre les lectures. Étape nécessaire pour le présenter aux bibliothèques, aux écoles, aux festivals littéraires, en version courte ou longue, pour "raconter, ajoute Beata, dans l’intimité des vies bouleversées, à travers trois portraits de femmes, ce que signifie d’être survivant du génocide des Tutsi du Rwanda". Une littérature de témoignage qu’elles veulent accessible notamment aux plus jeunes.
"Ils ont l’habitude de jouer avec leur ombre jusqu’au jour où elle découvre que son ombre se féminise et se met à avoir une vie autonome, hors d’elle…"
Les trois personnages choisis sont en effet trois femmes Tutsi : Bazilisa, d’abord. Revenue de l’enfer du génocide, elle arrive en France blessée, sans pouvoir parler de ce qu’elle a traversé – la parole des rescapés dérange - exceptée avec celle qui l’héberge : Maria, dont la famille à fui l’Espagne franquiste pour être parquée dans des camps insalubres sur les plages des Pyrénées-Atlantiques. Vient ensuite Béatrice, désormais étudiante à Lille, réveillée un matin, encore endolorie par les cauchemars qui épuisent ses nuits, par la certitude de l’imminence d’un danger. Les Walkyries qui passent à la radio annonce un coup d’État… tout comme le faisait la RTLM, la Radio des Mille Collines, surnommée "radio machette", l’outil de propagande anti-Tutsi. Il lui faut donc faire ses bagages et partir immédiatement… La dernière narratrice, Igicucu (qui selon la prononciation en kinyarwanda, signifie "ombre" ou "idiote") est la jumelle de Georges. Ils ont l’habitude de jouer avec leur ombre jusqu’au jour où elle découvre que son ombre se féminise et se met à avoir une vie autonome, hors d’elle…
S’il est question du long chemin à arpenter pour apaiser les âmes à défaut de les guérir, il est également question d’un ancrage qui aide à aller plus loin et son socle en est l’amitié. Beata et Anne-Laure sont amies depuis plus de dix ans ; elles se suivent, connaissent bien et admirent le travail l’une de l’autre. C’est d’ailleurs de leur lien que sont nés les premiers écrits de Beata puis ce projet de création en binôme. Les deux premiers recueils de nouvelles de Beata ont reçu de nombreux prix littéraires et son premier roman Tous tes enfants dispersés, paru en 2019 aux éditions Autrement, est lauréat du prestigieux Prix des cinq continents 2020 de la Francophonie. Mais tout ça n’était pas prévu. Beata est née au Rwanda et est survivante du génocide des Tutsi. Elle a ensuite pu faire des études de sciences politiques puis s’est engagée dans l’humanitaire. "Mais à l’occasion d’un dîner il y a dix ans avec Anne-Laure, se remémore Beata, je me rends compte qu’un souvenir d’avril 1994 que je croyais perdu, remonte tout seul. Anne-Laure me demande, quelques mois plus tard si j’accepterais d’écrire ce souvenir pour le livre qu’elle réalise dans le cadre de sa résidence à l’Artothèque Les Arts au Mur de Pessac. C’est véritablement l’élément déclencheur de mon entrée en écriture. Je réalise alors que j’ai, tapies en moi depuis des années, des dizaines d’histoires".
Les trois nouvelles sont reliées par les impacts sans fin que génère un génocide et notamment, avec ce que porte le proverbe rwandais inscrit en exergue de la nouvelle Baziliza : "le chagrin ne tue pas, il abîme". On y entend, en écho, ce que le metteur en scène Wajdi Mouawad – dont la famille a fui la guerre civile du Liban – en disait récemment sur France Culture : "On s’approche de soi très lentement et ça passe par les autres ou par la fiction", ajoutant que "ce sont les œuvres de fiction qui m’ont permis de voir la part de chagrin que je portais […]. Ce qui est cassé, ajoute-t-il, j’essaie de le recoller et chaque fois que j’essaie de le recoller, ça donne une pièce de théâtre". C’est d’une certaine manière et, par extension sans doute au spectacle à venir, ce qu’évoque le personnage de Béatrice : "Si un jour je devais constituer un album de notre passé, ayant perdu toutes les photos de nos années heureuses, je ferai un objet sonore. Ma mémoire est pleine de sons qui parlent d’eux".
* "Témoigner...témoigner...témoigner", issu de Survivantes : Rwanda, histoire d’un génocide, Esther Mujawayo, éd. Mikros, 2019.
(Photo : Centre international de poésie Marseille)