Laisser faire le hasard, provoquer la rencontre : l'univers métissé de Rojer Féghali
Plasticien touche-à-tout et friand d'expérimentations graphiques, Rojer Féghali a été lauréat de la résidence croisée Nouvelle-Aquitaine/Land Hesse 2022, accueillie dans la villa Clémentine à Wiesbaden, en septembre et octobre 2022. Nous l'avons rencontré à Angoulême, son point d'ancrage entre deux voyages, entre deux résidences.
Sourire aux lèvres, Rojer Féghali m'accueille chez lui, dans son appartement lumineux agrémenté de plantes vertes. Il s'excuse aussitôt : revenu depuis peu du Liban, et repartant dans une poignée de jours pour deux résidences consécutives, il n'arrive pas à remettre la main sur ses originaux, et nous devrons nous contenter des versions scannées. Peu importe : Rojer aime parler de son travail, et le fait avec générosité.
Il faut dire que son parcours est riche : d'abord inscrit en faculté de littérature au Liban, il suit ensuite une formation en design, graphisme et architecture d'intérieur, avant de déménager à Angoulême pour rejoindre l'EESI (École européenne supérieure de l’image, ndlr) en section bande dessinée, lors de laquelle il rédige son mémoire sur la bande dessinée arabe. Il complète le tableau en obtenant son diplôme en CEPE, Centre européen du packaging et de l'emballage, bien qu'il admette que beaucoup de ces formations sont trop théoriques à son goût. La pratique lui importe plus que le concept : chez Rojer, le geste est souvent premier, et découle d'une ambiance, d'une impression sur laquelle il tire comme sur une pelote. Il dessine, écrit, grave, découpe avant toute chose, sans idée préconçue. Et c'est ainsi qu'il a conçu Exode, sa bande dessinée expérimentale, durant son séjour à la villa Clémentine à Wiesbaden.
Loin de considérer une résidence d'artiste comme un simple espace de travail privilégié, Rojer Féghali s'imprègne du contexte, de son atmosphère. "Il me faut un temps d'adaptation. En Hesse, ça m'a pris une dizaine de jours. J'ai eu un vrai besoin de sortir, de faire du sport, mais aussi de m'approprier les lieux." En habitué des voyages, il déambule dans la ville, étudie son architecture, l'ambiance de ses rues. Il prend des notes, conserve les emballages de chocolat dont il aime la brillance du papier, dessine dehors, beaucoup.
Le projet d'Exode prend réellement forme durant ce temps d'imprégnation. "Ma bande dessinée devait se dérouler entre la France et le Liban, or, j'étais en Allemagne ! Alors je suis allé rencontrer des gens dans les musées, pour imaginer la ville dans les années 1940 ou 1950." Et puis, à la faveur d'une voie de circulation importante qu'il aperçoit depuis ses fenêtres, l'élément-clé intervient, et le projet prend forme.
"J'imaginais des chevaux passer dans la rue, à la place des voitures. Je me suis alors vu comme un cheval qui se déplace entre des lieux, la nuit, à la recherche d'espoir, un cheval très petit par rapport aux dimensions des pays qu'il traverse." Mais l’influence de Wiesbaden ne s'en tient pas là, car si les illustrations d'Exode évoquent d'abord des paysages orientaux, aux couleurs souvent mélancoliques, la ville allemande y est en réalité très présente : il y a les fontaines et les plantes, dont Wiesbaden est généreusement pourvue, mais aussi les collines, et cette église orthodoxe qu'il place au milieu d'un désert baigné de lumière rose...
Présenté comme une bande dessinée hybride, Exode se défie des codes classiques de l'art séquentiel. Loin de vouloir contrôler la narration, Rojer laisse les choses prendre forme d'elles-mêmes : "Sur un projet comme Exode, je ne fais pas de découpage. Je dessine, puis à un moment, je rassemble ces dessins et vois ce qui fonctionne. J'attends le hasard. Je vois comment les images peuvent s'articuler ; j'aime cette perspective, ce motif, je les réunis de façon déambulatoire." Agencées sans ordre préétabli, le lecteur est libre du sens de la lecture, et prend part à la construction de la narration. Le travail de Rojer, en effet, laisse une grande part à l'interprétation de chacun. Le monde intérieur du lecteur n'est pas moins important que celui de l'artiste, et chacun voit ce qu'il veut dans ses illustrations, ce qui les rend à la fois mystérieuses et universelles.
Mais la dimension expérimentale du travail de Rojer Féghali, loin de se limiter à la narration, se retrouve aussi dans les techniques utilisées, systématiquement mixtes, mêlant, selon les œuvres, gravure, collage, dessin et peinture. Ce goût pour l'hybride, Rojer l'explique par un souci avant tout esthétique, qui permet d'obtenir des effets de texture. Son amour du papier, qui revient constamment, n'est pas étranger à ce goût pour la matière : emballage, publicités, chutes de papier cartonné, Rojer conserve les matériaux qui lui tombent sous la main, et qu'il sublimera pour leur aspect, leur grain ou leur couleur. À titre d'exemple, il me montre alors sur l'un de ses collages, avec un plaisir presque gourmand, le contraste formé entre le bord d'un papier déchiré et la bordure nette d'une forme découpée aux ciseaux, ce qui l'amène soudain à évoquer une toute autre dimension de son travail. "Ces effets de texture, ces ruptures, ce sont un peu des blessures que je cicatrise. Je suis un enfant qui a grandi pendant la guerre, au Liban." Des cicatrices qui ne se limitent pas aux années vécues dans la guerre, mais qui ont pu aussi naître de sa double culture franco-libanaise.
On touche là à ce qui fait probablement le cœur de l’œuvre de Rojer Féghali : l'identité plurielle, l'éloignement, la famille, la solitude. "Je vis entre deux pays. En tant qu'artiste, ça m'inspire, mais c'est aussi difficile. Quand je suis en France, ma famille au Liban me manque, mais une fois au Liban, j'ai hâte de revenir ici. C'est un conflit et une souffrance." Comme toujours avec Rojer, les mots ne sont pas mâchés, la confidence est facile.
Mais limiter le travail de Rojer au souci de creuser son histoire personnelle et panser ces blessures serait très réducteur, et lorsque nous abordons la question des ateliers qu'il anime, il répond avec un enthousiasme non feint. Après quelques expériences au Liban où il anime des ateliers avec des associations en milieu rural, il s'oriente vers un master intitulé "Pratiques artistiques et action sociale", à Bordeaux, qui lui permet ensuite d'associer art et interventions auprès des publics, que ce soit en milieu pénitentiaire, dans des écoles ou encore dans des hôpitaux. "Ma cible, c'était les réfugiés. J'ai mené beaucoup d'interventions dans un centre d'action qui accueillait des réfugiés, mais aussi des sans-papiers, des SDF, et en parallèle j'ai réalisé un stage dans un camp au Liban, qui accueillait plusieurs nationalités différentes. Là, j'ai compris que c'était clairement ma voie, accompagner des gens qui n'ont pas accès à la culture ou à l'art, plutôt que d'être seul devant ma table à dessin." Il évoque ensuite, pêle-mêle, son expérience à l'hôpital psychiatrique de Cadillac, dans les maisons de quartier à Poitiers, dans des écoles à Cognac et Angoulême, et même dans un centre de formation continue pour personnel soignant en Bretagne. "Ça m'inspire de rencontrer des gens. On est arrivés à une époque où, et c'est encore pire depuis l'épidémie de Covid, on ne se parle plus, les gens sont fermés…"
Après cet échange, dense et assez désarticulé, je ne peux que l'admettre : Rojer n'est pas de ceux qui s'enferment, mais plutôt de ceux qui exposent leurs pensées, leurs révoltes, leur travail, à qui accepte de prendre le temps de la discussion. Sans en oublier, pour autant, de couver des projets personnels. À la question de l’œuvre encore jamais accomplie, de son rêve d'artiste à venir, la réponse de Rojer Féghali est immédiate : publier un livre. "J'ai vraiment l'envie de faire des beaux livres. Pas nécessairement de la bande dessinée, mais quelque chose de poétique, hors cadre, plus ouvert, et hybride". L'amour de l'objet hors cadre, métissé, revient au galop.