"Le jour où j’étais perdu", la mécanique des films
Le court métrage de Soufiane Adel, Le jour où j’étais perdu, est sélectionné pour le prix des lycéens et lycéennes de Nouvelle-Aquitaine, Haut les courts ! Le réalisateur livre quelques clés de compréhension pour percer les mystères de cette œuvre à l’esthétique marquante et au discours éminemment politique. Une fable inspirée d’un fait divers, par laquelle Soufiane Adel invite les spectateurs à réfléchir aux préjugés qui brouillent souvent notre rapport au réel.
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Quelles ont été les références cinématographiques et les inspirations qui ont été convoquées pour la réalisation de votre film ?
Soufiane Adel : 2001, L’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Ce film-là pose la question de la place de l’homme face à l’intelligence de la machine dans un contexte d’exploration spatiale. Mais j’ai aussi été influencé par son Napoléon, un livre qui regroupe tous les documents de travail et de recherche réunis pour ce projet de film (qu’il n’a finalement pas réalisé). Je me suis nourri de documentaires sur l’espace et la conquête spatiale, certains avaient plus de trente ans, et j’ai complété avec des données récentes comme les télescopes de Hubble et de James Webb, ou encore, de la vulgarisation scientifique, comme l’ouvrage de l’astrophysicien Christophe Galfard, L’Univers à portée de main. Pour ce qui concerne l’univers automobile, j’ai été sensibilité très jeune à ce milieu en regardant mon père travailler. Il était mécanicien, il m’amenait au Salon de l’automobile... J’ai aussi regardé des vidéos sur YouTube de chaînes de montage automobile. Mes inspirations ont été multiples.
Votre film met en scène un personnage qui subit le racisme primaire d’un des employés blancs d’une entreprise de la tech. Pourquoi ce sujet vous tenait-il à cœur ? Est-ce un phénomène que vous avez pu observer ou que vous trouvez absent des récits actuels ?
S. A : L’histoire du film a pour origine un fait réel qui s’est passé il y a plus d’une vingtaine d’années. Un jeune homme se retrouve à occuper un poste de direction dans une entreprise automobile et comme il est noir et d’origine africaine, il est pris pour quelqu’un d’autre lors de son premier jour de travail. On lui demande de faire le ménage, ce qu’il va faire pendant quelque temps. Ça a été le point de départ de l’histoire. C’était en 2002, j’étais en deuxième année à l’École nationale supérieure de création industrielle de Paris. Cette histoire m’a habité et je me suis dit qu’il fallait que j’en fasse un film, sans tomber dans la caricature.
J’ai souhaité faire du cinéma avant tout parce qu’il me semblait que certaines personnes n’étaient pas assez représentées à l’écran. Je pensais à des gens comme moi, d’origine maghrébine. Même leur manière d’être et de réfléchir n’était pas montrée. Ils étaient souvent montrés dans des "fonctions" mais jamais comme étant capables de penser autrement. Je voulais travailler sur ces représentations. La question des rapports sociaux m’a toujours passionné. Comprendre ce qui peut mener à des formes de stigmatisations, de racisme ou de sexisme. J’en ai subi quand j’étais étudiant par exemple. On en subit tous un peu, peu importe d’où on vient.
Le film s’ouvre sur les images d’un astronaute retransmises à la télévision. Évoquer les hommes qui partent dans l’espace est-il un moyen de parler, en transparence, de transfuge de classe ? En d’autres termes, un transfuge de classe comme l’a opéré le protagoniste de votre film est-il aussi rare et difficile que d’aller dans l’espace ?
S. A : Est-ce que cela veut dire que quelqu’un qui est issu de la diversité ne pourrait pas aller dans l’espace ? Non, je n’ai pas pensé les choses comme ça, mais plutôt réfléchi à ce que l’on représente en tant qu’individu : qu’est-ce que la Terre représente à l’échelle de la Galaxie ? Pour donner une autre échelle à ce récit, pour ne pas le laisser "sur Terre" avec un sujet d’un fait divers raciste, c’était important d’ouvrir à la question de l’espace et de qui on est dans l’espace. Au début du film, on voit que la sonde s’éloigne et laisse apparaitre un petit point bleu : c’est une vraie photo qui a été prise en 1990 par la sonde Voyager 1, qu’un scientifique américain Carl Sagan a nommé le Pale Blue Dot, le "Point bleu pâle". On s’est rendu compte que la Terre était un tout petit point bleu dans toute la Galaxie. Pour moi, cette séquence permettait de ramener à une échelle plus grande et de dire : on est de passage sur terre, on est tout petit, on ne représente pas grand-chose. Cette sonde, elle, représente bien cette question de l’altérité parce que l’un de ses enjeux est d’aller communiquer avec des extra-terrestres. Je trouvais le parallèle assez intéressant et fort. Le sujet de sa solitude était intéressant également, elle se déplace à des milliards de kilomètres, seule.
Pourriez-vous décrire et expliciter ce choix d’une esthétique froide, blanche, mécanique ? En quoi sert-elle le propos, qu’apporte-t-elle à l’histoire ?
S. A : Au début du film, lorsque Thomas regarde Alain et qu’il le prend pour un technicien de surface, il a une réaction mécanique, pire qu’une machine. On peut s’imaginer que Thomas travaille dans cette entreprise depuis 20 ans, et que pour lui les femmes ou les hommes noirs sont assignés à des tâches de techniciens de surface ou de maintenance. Et Thomas a eu une réaction mécanique. Alain aussi, a cette réaction mécanique. Ce ressenti est très important parce que le film dit aussi que certains comportements humains et interhumains, sont des comportements mécaniques, parce qu’ils se basent sur des a priori. Il y a une vraie interrogation sur ce qu’est une machine et comment l’Homme pense celle-ci.
Pourriez-vous choisir un extrait du film et nous raconter pourquoi vous avez sélectionné ce passage en particulier ?
S. A : Il y a un extrait qui est important pour moi. C’est un même ensemble de séquences : le moment où la famille dîne, où elle se retrouve.
J’ai voulu montrer le silence comme un rituel. La manière dont une famille quelconque africaine partage un repas dans le silence, avec des images de la télévision allumée, qui nous informe des avancées de l’exploration spatiale. Ce qui était essentiel pour moi, c’était de montrer comment on pouvait passer de cette famille à l’espace. J’utilise la veste de travail du père de famille que j’imaginais ouvrier. Cette veste a des bandes retro-réfléchissantes et, pour nous, elle réfléchit toute la lumière du salon. Plus notre regard s’approche de ses bandes, plus on arrive dans les éléments réfléchissants de la sonde : on bascule dans une autre échelle. Ce qui est important c’est de voir tout ce qui nous fait découvrir cette sonde : sa machinerie, sa technologie, voir les planètes du Système solaire … puis, à partir de la Lune, replonger sur Terre. C’était une séquence très importante : passer d’un rituel, du présent, du repas partagé, à quelque chose de l’ordre de l’espace – aller de l’intime à l’infiniment grand - pour revenir sur notre personnage principal, Alain, qui regarde le ciel et les étourneaux. Comme pour nous annoncer qu’un changement est à venir.
Travaillez-vous à un nouveau projet de réalisation et si oui, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
S. A : Je travaille sur trois projets qui en sont à des étapes très différentes. D’abord un documentaire familial, sur mon grand-père paternel, mes oncles et tantes. C’est un traitement historique mais avec la présence de la technologie puisque c’est un road movie dans une voiture électrique. Ce documentaire est en développement, on va écrire prochainement le scénario. Je travaille également sur un projet qui se situe un peu avant Le jour où j’étais perdu. Un jeune garçon issu d’un milieu social, un peu défavorisé, entre dans une école de design et veut travailler dans les nouvelles technologies. Le début est un peu autobiographique, mais les deuxième et troisième parties sont entièrement fictionnelles. Ce projet est encore en traitement et donc n’a pas encore de scénario.
Enfin, cela fait longtemps que je travaille sur une adaptation contemporaine du roman de Jack London, Martin Eden. Un jeune homme travaille sur des chantiers et veut devenir écrivain. C’est un traitement plus classique, mais on reste dans la thématique de ce qu’est le travail, aussi bien manuel qu’intellectuel. Ce projet, lui, est écrit, et va entrer dans une phase de financement.