Nora Atalla : "le dépaysement m'inspire"
Je retrouve Nora Atalla à la Villa Valmont, à Lormont (33), une belle bâtisse posée au centre d’un grand parc verdoyant. Immédiatement, son bel accent québécois me met en joie. Nous nous installons dans une pièce circulaire et nous commençons à discuter de son travail, de sa résidence d’écriture, de sa poésie. Les mots s’envolent dans la pièce et reviennent vers nous, tourbillonnent, je les attrape au vol et les retranscris pour en faire un article sur son parcours poétique.
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Nora, tu es la lauréate de la résidence croisée Nouvelle-Aquitaine-Québec 2023. Dans ce cadre, tu as été accueillie à Saint-Symphorien et Poitiers, puis à Lormont. Trois lieux différents pour une résidence d’écriture sur une durée de deux mois. Qu’est-ce que cela t’apporte ?
Nora Atalla : Cette résidence me fait penser à une résidence de création que j’ai eue au Mexique pendant un mois. Le fait d’être isolée permet vraiment de se couper des responsabilités familiales, des contrats de lecture et d’ateliers et donne l’occasion de se recentrer sur soi-même. D’autant plus que je vis surtout des animations que je propose autour de la poésie. Car, ce n’est pas un secret, il est difficile de vivre de l’écriture de la poésie. Je trouve que la littérature, c’est l’enfant pauvre des arts et la poésie, l’enfant pauvre de la littérature. Pour s’en sortir, il faut avoir des activités autour (résidences, lectures, ateliers, festivals, bourses, etc.). Mais en résidence, on écrit, on écrit, on écrit !
Tu as vécu dans de nombreux pays. Quel impact ces lieux ont-ils eu sur tes écrits ?
N.A : Je suis née au Caire avec des parents d’origine grecque-libanaise et franco-géorgienne, qui ont dû quitter l’Égypte et s’exiler en raison du climat politique. Lorsque j’ai eu près de neuf ans, nous sommes partis au Liban, puis en France, et enfin nous avons atterri au Québec, qui est devenu ma patrie. J’ai aussi vécu dans de nombreux endroits du globe. Ces dépaysements sont devenus le terreau de mon inspiration, et ces expériences transparaissent dans mon écriture. La République démocratique du Congo (ex-Zaïre), où j’ai vécu deux ans, m’a donné envie d’écrire un roman qui s’intitule La couleur du sang. Il s’agit d’aventure sur fresque historique et saga familiale. J’ai aussi vécu trois ans dans un petit village au Québec, Kingsey Falls, qui a donné lieu à un autre roman. Au départ, l’idée était de créer un village de papier dans un village réel. J’ai d’abord publié quelques textes dans les journaux locaux. À la troisième histoire, je me suis dit que ça deviendrait un roman de destins croisés que j’ai intitulé Une escale à Kingsey Falls. Oui, le dépaysement m’inspire, comme je l’espère, ici, à Lormont… Mon recueil Hommes de sable (2013) est né de mon voyage en Égypte en 2009 ; Bagnards sans visage, d’un séjour en Guyane française.
Je suis depuis longtemps assise entre deux chaises. C’est partout chez moi et c’est nulle part en même temps. Mais le vrai "chez moi" restera toujours le Québec.
Quelle place a l’écriture dans ta vie ? Et quand as-tu commencé à écrire de la poésie ?
N.A : J’avais douze ans quand j’ai écrit mon premier poème. Je pense que le point de départ a été un béguin que j’ai eu pour un garçon. À quinze ans, j’ai brusquement décidé me lancer dans un roman ; au bout de six chapitres, je n’avais plus rien à dire ! J’ai laissé tomber. Je l’ai prêté à ma sœur qui avait un travail à rendre en français, et elle a eu une note excellente. Mieux, son professeur lui a écrit qu’elle avait un réel talent d’écrivaine et lui conseillait de poursuivre l’écriture et de persévérer ! C’est resté dans un coin de ma tête, et à dix-neuf ans, je m’y suis remise. J’ai cherché un magazine qui publiait des nouvelles. Après, il y a eu les enfants, et pendant les enfants, l’écriture a repris ses droits de plein gré. C’est devenu une sorte de prurit incurable, je pense.
Quels écrivains te guident ?
N.A : Mon oncle, que je voyais chaque été m’a un jour offert Au bonheur des dames d’Émile Zola, et je crois que c’est ce qui a déclenché chez moi l’envie de lire et d’écrire. J’ai lu tout Zola, puis Balzac, les sœurs Brontë, Gibran, Dostoïevski, je ne peux tous les nommer, et des poètes bien sûr. … C’était parti ! Ce même oncle nous faisait faire des dictées comme devoir de vacances ! Du coup, à l’âge de douze ans, j’étais peut-être la seule de ma classe à savoir écrire "chrysanthème" ! Et puis ma mère avait à cœur la justesse des mots. Elle nous corrigeait tout le temps quand nous étions jeunes. Évidemment, ça m’agaçait mais, au final, ça m’a formée et renforcée dans ma pratique de la langue. Je trouve important de préciser sa pensée, d’être concis.
Pour toi, à quoi sert la poésie ? Et quels sont ses pouvoirs ?
N.A : De mon point de vue, la poésie est une façon de relier le monde extérieur au monde intérieur. Partout où je suis allée, j’ai vu beaucoup de violence, d’injustices, des femmes et des enfants maltraités. Je crois que j’ai besoin de dénoncer tout ça, comme si c’était de mon devoir. Je fais aussi partie d’un organisme qui défend les écrivains menacés dans leurs libertés de par le monde, le Centre québécois du P.E.N. international.
Mes thèmes de prédilection sont : la mort, la mémoire, l’exil, le déracinement et l’intégration, la quête identitaire – la mienne et celle d’autres –, les injustices et les violences. Et au cœur de ces thèmes se nichent la vie et l’enfance. Et la poésie vient là où je vais. Elle est tout autour de moi. Elle est partout, même dans une fissure sur un mur. Je peux y voir quelque chose de beau. Tout dépend comment je la regarde. Tout peut devenir métaphore pour moi. Je suis convaincue que l’art et la beauté véhiculée par les arts apportent de l’espoir. L’inspiration m’arrive parfois de manière inattendue : dans un restaurant, une salle d’attente. Il suffit de surprendre une conversation, un mot, de voir une craquelure dans le ciment, un motif sur un tapis, par exemple.
Comment le fantastique pourrait-il anéantir nos incertitudes d’humain ?
N.A : En faisant bouger les mots, je peux devenir qui je veux, mettre en place un univers.
Le fantastique, pour moi, c’est le rêve.
Le rêve, c’est l’espoir.
Et l’espoir anéantit la peur.
Dans La gestation de la peur, j’explore cette peur qui commence dans le ventre de la mère. Une fois qu’on met au monde, on a peur pour notre enfant. La mise au monde nous apprend tout sur le sens de la vie et de la mort. Et l’écriture permet de tout transcender. Quand je dis "on" ou "nous" je parle de moi évidemment ; chaque poète peut ressentir les choses autrement, qu’il s’agisse de naissance ou de mort, et les traduire différemment.
Tu écris que "pour survivre à l’adversité, il faut enjamber notre mémoire ou la creuser ?" Que veux-tu dire par là ?
N.A : Notre mémoire est une sorte de sac rempli de souvenirs. Il faut y entrer, le creuser, pour comprendre ce qui nous arrive mais aussi l’enjamber… pour ne pas s’enliser dans le passé, pour se servir de l’expérience et évoluer.
Dans ton plus récent recueil de poésie, intitulé La révolte des pierres, tu poursuis la mise en place d’une réflexion détaillée sur l’importance d’élaborer un monde humain plus lumineux, débarrassé de ses facettes les plus sombres. Peux-tu nous expliquer comment la poésie permet de nettoyer ces sombres facettes ?
N.A : Les "pierres" sont les victimes de calamités et d'injustices et, à la fois, les auteurs de celles-ci sur leurs semblables. Ainsi ces derniers sont-ils blasés, les uns les autres, leurs yeux et leurs cœurs aveugles, fermés ou indifférents, piégés dans une sorte de paralysie qui les enlise dans l'abjection. Ils donnent les coups, les encaissent, mais peu à peu se désengourdissent, cherchent à émerger du chaos.
Quand on est pierre, dans un sens comme dans l’autre, on est victime ou bourreau. La victime deviendra bourreau et, inversement, le bourreau deviendra victime. Je tente de mettre en lumière leur effet pervers, en exposant ces paradoxes avec des mots et des métaphores. J’ignore si ça permet d’ouvrir les yeux ou permettra de nettoyer nos sombres facettes. Nos obscurités et nos lumières se chevauchent toute notre vie. C’est à nous de choisir ce qui est bien, pas seulement pour nos enfants, mais pour le genre humain en général. Il faut vivre avec les choix que nous faisons et leurs conséquences.
La révolte des pierres (extrait)
pieds enracinés dans l’apathie
éboulement sur nos têtes
nous interrogeons l’inexplicable
quémandons la pitié
hélas les granits restent cois
dans le trouble de la vase
la réponse rarement survient
Dans ce dernier recueil, j’ai lu que tu compares à une maladie les pouvoirs autocrates qui gèrent les collectivités. Est-ce que la poésie est une arme politique ?
N.A : Je ne crois pas faire de la politique, mais si je peux dénoncer les abus de pouvoir, les dictatures et les injustices sous toutes leurs formes, alors oui, la poésie pourrait être une arme politique.
Avant de nous quitter, peux-tu me dire quel est l’objet de cette résidence ? Est-ce un nouveau recueil de poésie ?
N.A : Je travaille sur toutes les particules de l’être humain qui s’imbriquent les unes aux autres. J’utilise les monstres fabuleux de la mythologie grecque comme miroir de l’âme : la Méduse, le Minotaure, l’Hydre de Lerne, le Centaure… qui cohabitent avec nous, et j'explore nos combats contre eux. C’est en effet un nouveau recueil de poèmes.
(Photo : Alban Gilbert)