Olivér Rudolf et la question du monstre
Olivér Rudolf, jeune cinéaste hongrois, est lauréat de la résidence internationale qui propose un séjour de création à La Villa Bloch de Poitiers. Il y a séjourné avec son coscénariste Zsigmond Kungl pour développer un scénario de long métrage où il est question de solitude, d'errance, de travestissement et de rencontres véritables.
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Depuis combien de temps travaillez-vous à la Villa Bloch ?
Olivér Rudolf : Mon coscénariste Zsigmond Kungl et moi-même sommes à la Villa Bloch depuis trois semaines. Nous sommes vraiment reconnaissants envers ALCA et les organisateurs d’avoir cette opportunité. La Villa et l'environnement sont magnifiques, c'est un lieu inspirant, parfait pour travailler.
Vous êtes hongrois, originaire de Budapest. Comment avez-vous entendu parler de la Villa Bloch ?
O.R. : J'avais présenté un court-métrage au Festival du Film de Poitiers en 2020 : Tous les soirs, quand on sort les poubelles. Puis, nous avons été invités à postuler pour le programme Jump In. Le festival de Poitiers est un espace très inclusif et solidaire. Cette année, nous revenons en tant que participants du Full Circle Lab. Cet atelier, avec ses très bons consultants cinéastes, nous a beaucoup aidé au développement de Ma Mère, le Monstre.
Pouvez-vous nous parler de ce projet ?
O.R. : C’est l’histoire d'Éva, une mère et une épouse malheureuse. Le genre de personne qui n’élève jamais la voix et n’exprime jamais son opinion parce qu’elle a peur de ne pas être intéressante. Elle sait que son mari a une liaison, mais n'ose pas en parler. Mais elle déteste sa propre lâcheté. Cela contamine sa relation avec sa fille, Viki. Un jour, Éva trouve un masque de monstre qu'elle essaie sans raison particulière. Lorsqu'elle se regarde dans le miroir, elle se rend compte que ce visage misérable à la peau rugueuse exprime exactement ce qu'elle ressent. Exprime toutes ses émotions réprimées pendant de longues années. Elle décide de ne plus jamais l’enlever. C’est sa rébellion. Cachée derrière un masque, elle commence à se construire une nouvelle identité. Mais sa fille adolescente qui traverse des problèmes similaires se sent délaissée. La mère et la fille pourront-elles se retrouver ?
Comment vous est venue l'idée de Ma Mère, le Monstre ?
O.R. : Il y a trois ans, j’ai découvert une photo en noir et blanc : une femme marchant seule dans une forêt sombre au milieu de la nuit. Elle portait un masque de monstre. J’ai été frappé par sa posture. Elle semblait très vulnérable. Ce paradoxe m'a marqué. Comme un appel à l’aide désespéré et la naissance d’une nouvelle identité.
Son masque la révèle à elle-même et aux autres ?
O.R. : C’était passionnant d’imaginer quel effet pourrait avoir un tel masque sur les gens. Quelle est la réaction d’un mari après avoir réalisé que ce n’est pas une simple blague ? Comment les autres parents se comportent-ils lors d'une réunion parents-profs ? Comment une fille réagit-elle au changement de sa mère ? Sont-ils capables de se comprendre et de s'accepter, ou la famille s'effondre-t-elle ?
Vos courts-métrages et notamment de Fonica M-120, sélectionné par la Cinéfondation pour Cannes, portaient-ils déjà les thèmes du mal-être et de la rébellion ?
O.R. : Le point commun entre mes films est la manière dont mes personnages tentent de gérer les traumatismes. Généralement, ils choisissent une forme d’échappatoire. Fonica M-120 est un garçon d'une dizaine d'années qui vit avec sa mère dans la chambre d'un motel miteux. Il crée son propre monde imaginaire. Il croit que s’il met quelques pièces dans un juke-box et choisit la bonne chanson, son père va venir passer du temps avec lui. Un jour, une fille arrive au motel et cela bouleverse profondément le monde du garçon.
Quelle place occupe la figure du monstre dans votre imaginaire ?
O.R. : Des histoires de vampires, à celle de Frankenstein ou de La Belle et la Bête jusqu'aux figures de monstres de Bosch, il existe différentes représentations du monstre. C'est un concept très large. Qu'est-ce qui fait de quelqu'un un monstre ? Je pense que la raison pour laquelle nous sommes généralement si fascinés par ce thème, c’est à cause de sa qualité dramatique fondamentale. Les monstres sont des parias. Ils sont seuls, incompris et peuvent être très dangereux. Le monstrueux peut être interne ou externe.
Dans votre histoire, il s’agit d’un masque.
O.R. : Depuis la préhistoire, les gens ont essayé de se couvrir le visage de différentes manières. Ils se peignaient le visage pour se donner la force de partir chasser. Mais le masque peut aussi être utilisé pour se faire remarquer ou, au contraire, pour se cacher, ou pour être quelqu'un d'autre. Éva commence à se libérer grâce à un masque particulièrement repoussant.
Pourquoi est-il important pour vous de placer l’action à Budapest ?
O.R. : C’est une histoire universelle, mais le fait qu’elle se déroule en Hongrie est très important. J'ai grandi à Budapest, je connais ces gens, j'ai envie de raconter une histoire sur eux. Le film aborde des sujets considérés comme tabous dans ce pays. C’est l’histoire d’une rébellion féminine dont le seul soutien est une communauté de drag. A l'heure actuelle, en Hongrie, les livres contenant n'importe quel contenu LGBTQI sont emballés dans du papier aluminium. Les vendeurs doivent les envelopper pour qu'ils ne puissent pas être feuilletés, c’est désormais la loi. Mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Votre approche est politique ?
O.R. : Il est très important que la rébellion d’Éva ne soit pas uniquement individuelle. A travers ses rencontres, on a une vision plus large de la société hongroise. Eva rencontre de nombreuses personnes épuisées et désespérées qui ressentent exactement la même chose qu'elle. Le personnage d'Éva symbolise ceux qui ont été laissés pour compte et dont la voix n’est pas entendue au sein de la société hongroise. Au début, je voulais surtout faire sentir cette atmosphère politique étouffante. Puis, au cours du processus d’écriture, c’est devenu de plus en plus politique, car cela affecte trop notre quotidien et ne nous laisse aucun répit.
Parlez-nous du personnage de Svetlana qui tient ce bar de drags.
O.R. : Un soir, Éva découvre un bar gay, où elle rencontre une communauté accueillante. Elle découvre les spectacles de drag queens. Elle commence à chanter dans le bar sous le nom de Monster Lady. Elle expérimente une liberté jamais connue auparavant. Le bar est une île où elle se sent acceptée, où on ne lui dira pas d'enlever son masque et de se comporter comme une adulte « normale ». Szvetlana est sa principale alliée. C'est une drag queen d'une cinquantaine d'années, une showrunneuse qui divertit le public avec son humour cynique. Elles sont toutes deux liées par leur solitude.
La fille d'Eva vit elle aussi une vie de frustrations et d’insatisfaction.
O.R. : Viki est une adolescente de 16 ans. Très intelligente et mature, elle a pourtant une âme d'enfant. La mère et la fille vivent dans le même appartement, se voient tous les jours, mais elles ne se connaissent pas vraiment. Sans le savoir, elles ont les mêmes problèmes. Viki tente d’échapper à sa solitude en développant un amour platonique avec son voisin, un rockeur de 30 ans. Elle écoute avec lui du métal hongrois et écrit des poèmes.
Dans toute cette noirceur, il y a des pointes d’humour.
O.R. : Ce film est un drame qui génère beaucoup de situations absurdes, tantôt sombres, tantôt pathétiques ou humoristiques. Par exemple, il y a une scène où Éva doit assister à une réunion à l'école de sa fille à cause de ses problèmes de comportement. Éva arrive en robe rouge, avec son masque de monstre sur le visage, et le professeur doit lui faire comprendre pourquoi c'est mal que sa fille jette des tampons ensanglantés dans la salle des professeurs. C'est une conversation vouée à l'échec.
Qu’avez-vous pu réaliser grâce à la résidence de la Villa Bloch ?
O.R. : Nous travaillons sur le scénario depuis un moment et ça fait du bien de s'éloigner du cadre familier de la maison. Cela aide à voir le matériau écrit avec une certaine distance et renforce la concentration. Nous avons réussi à rédiger une version plus courte et avons également élaboré l’ébauche d'une nouvelle structure. Cela fait du bien qu'à l'étranger des gens soient curieux de connaître Ma Mère, le Monstre. Être ici à Poitiers, dans la villa de Jean-Richard Bloch, à 1800 km de Budapest, est très encourageant.
(Photo : Quitterie de Fommervault)