Séverine Enjolras, vers un souffle collectif
Après Reprendre l’été, un remake de Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin, le prochain film de Séverine Enjolras s’intitule Dernières Volontés. Un film empreint des questionnements liés aux funérailles et à la mort. Depuis 2021, la réalisatrice, anthropologue de formation, est en immersion en Corrèze, département rural, entouré de forêts, pour créer ce nouveau documentaire. Rencontre au Chalet Mauriac, en juillet 2024, au cœur d’autres forêts.
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Séverine découvre pour la première fois St Symphorien, dans le Sud de la Gironde.
En résidence, quinze jours, au Chalet Mauriac, elle poursuit son travail de création, entamé depuis trois ans.
Ce temps d’immersion lui permet de prendre du recul sur le sillon qu’elle creuse autour des questionnements de la fin de vie et des funérailles.
Elle précise des séquences visuelles, se nourrit de films, prend le temps d’échanger avec les habitants de Saint-Symphorien et les résidents du chalet.
La genèse de Dernières volontés part d’une expérience intime, la mort de son père, pendant la covid. Durant la pandémie, les liens charnels ont été rompus, entre les vivants et les morts. Accompagner dignement son père, sa mère, les siens, devenait impossible.
De ce traumatisme naît le désir de ce film.
Séverine se met à décortiquer, poursuivre cette bascule si énigmatique, qu’est la fin de vie car naître et mourir sont les seules choses qu’on ne fait qu’une fois.
Comment soigner sa fin de vie dignement et le plus librement possible peut créer de la vitalité ?
"Comment on s’entraide dans les grands moments de la vie, comment on rêve ensemble d’autre chose ?" s’interroge la réalisatrice.
Elle cherche alors un territoire où s’implanter, trouve une coopérative funéraire à Tulle et part à la découverte de cette terre et ces habitants.
Elle commence à tisser sa réparation, au contact d’autrui.
"Le regard se construit avec les autres, il est sans cesse en mouvement, en fonction des évènements du réel."
Les notions de collectif et de liberté apparaissent d’emblée, au cœur de la recherche de la documentariste.
À travers des portraits, à travers l’amour qui se dégage pour les personnes qu’elle filme et avec qui elle tisse des liens forts, créatifs.
Au fil des rencontres, les personnages deviennent eux aussi des interviewers et font circuler la parole.
"Je tiens à ce que ce film, ils s’en emparent, qu’ils fassent passer des messages. Partie prenante du film, je serai celle qui 'en-quête', déclenche situations et discussions mais je n’aurais pas une place centrale."
Et le film est bien plus qu’un projet artistique et cinématographique, il est à l’image de son parcours d’anthropologue et son amour de l’humain : Il s’agit d’un projet de société, un rêve de collectif, un souhait viscéral de fabriquer ensemble.
À Tulle, elle rencontre Nicolas, gérant de la coopérative funéraire. Il tente de proposer des alternatives et d’accompagner au mieux les familles pour imaginer des funérailles propres à chaque individu, à chaque singularité.
Il les souhaite plus écologiques, plus humaines, plus solidaires, en dehors de la loi du marché qui impose à chacun et surtout aux plus démunis, une façon normée de mourir, absente d’humanité et de libertés. Alors, il conseille des cercueils en cartons qui peuvent être décorés avec les familles, des cérémonies simples, laïques, bien loin des packages que vendent les grands groupes funéraires.
Puis, à Saint-Martin-La-Méanne, Séverine se lie d’amitié avec Pierre et Frédérique, qui vivent, tous les deux, dans les bois. Ils deviennent deux personnages emblématiques du film. Ils s’engagent, profondément, dans son documentaire. Ils l’accueillent chez eux, lui font découvrir des lieux, lui présentent des personnes qui vont œuvrer à leur côté.
Frédérique se bat pour disposer librement de son corps.
"Je veux vivre et mourir libre, ça concerne ma fin de vie et aussi mes funérailles, je veux que ma mort m’appartienne et me ressemble."
Pierre, lui, construit son cercueil, avec le bois de la forêt qu’il habite depuis toujours et qui était déjà celle de ses ancêtres. Un cercueil en pin sylvestre, un bois ni trop noble, ni trop pauvre.
Il parle de la solidarité d’avant, qui alliait les villageois, autour de la mort. Des funérailles de son père, entouré de copains, du cantonnier, des chants du Temps des cerises et de l’Internationale, qui ont résonné dans le cimetière.
Pour fabriquer son cercueil, il est aidé par Élodie, une menuisière de Faite et racines.
Cette association achète des parcelles de forêts pour la protéger de l’exploitation industrielle et en prendre soin de façon plus humaine.
En tant qu’anthropologue, Séverine s’intéresse aux grands rites de la vie, aux ruptures de civilisation.
À Saint-Symphorien, elle arpente les rues, interroge ceux qu’elle croise.
"Qu’est-ce qui se passe à l’endroit où je suis ?" est une question récurrente, sa façon d’appréhender le monde.
Elle découvre, qu’ici, il existe encore des services publics dont une pompe funèbre municipale, ce qui est très rare et permet aux familles de connaître les personnes qui prennent soin des défunts.
"Ces petits luxes providentiels", comme le chantait Christophe.
Pour réaliser son film, elle alterne entre deux partis pris artistique, intimement liés, à ce rapport aux autres.
Elle fabrique du cinéma direct, dans la lignée de Jean Rouch dont elle a été une des dernières élèves.
Elle suit les personnages dans leur réalité, leurs actions, leurs espaces de discussions. Elle rend visible les difficultés qu’ils rencontrent, les embûches.
Elle immortalise des séquences collectives, comme celles des cafés mortels.
Au café mortel, vient qui veut et parle à bâton rompu. Chacun fait part de ses doutes, ses interrogations, ses peurs, autour des obsèques, de la mort, de ce qui est autorisé ou non pour partir dignement, selon la trace que l’on souhaite inscrire.
Elle bâtit, en parallèle, une mise en scène "plus réflexive, plus créative".
Elle imagine le parloir des funérailles : un espace confortable, intime est recré, dans un café où les gens viennent parler, face caméra, frontalement, de manière décomplexée de la mort et de comment ils envisagent leur fin de vie. Une confession, une adresse directe, sans fard.
Les espaces du film évoluent entre la forêt, les cafés, les espaces plus intimes, le hangar, où Nicolas, gérant de la coopérative funéraire décore les cercueils.
La forêt est un espace essentiel du film. La forêt, poumon de Pierre, la forêt comme interaction entre les hommes et le vivant. Un espace cinématographique par essence, dans la beauté des paysages et leur immensité, dans l’endroit rêvé du songe.
Mais Séverine ne veut pas esthétiser la forêt, elle veut la filmer à hauteur d’hommes, c’est un commun de plus à préserver, collectivement.
Elle a mis en relation Pierre et l’artiste Marine Prunier, également croque-mort.
Elle a demandé à cette dernière "d’incarner toute la spiritualité du vivant de Pierre".
"Qu’est-ce qui est plus choquant que notre corps revienne en compost à la terre pour la fertiliser ou que l’on accepte de polluer et d’être enfermé dans un cercueil, vendu au prix fort, dans un caveau et une sépulture dont les matériaux sont parfois importés de pays étrangers", assène Frédérique.
Ainsi, chaque participant au documentaire est engagé par ses paroles, ses actes, avec la force de la résistance, pour une vie plus solidaire et la soif insatiable d’en découdre avec tout ce qui se met en travers de la liberté et de la joie de faire ensemble.
C’est ce souffle de liberté de cette invention d’un commun qu’incarne le film.
Enfin, puisqu’il est question de mort, il est fortement questions de corps dans le langage cinématographique de Séverine.
Elle s’attache à l’importance des gestes funéraires, à l’implication des corps dans ces gestes, ceux de Pierre qui travaille le bois de la forêt pour son cercueil, ceux du personnel de la coopérative qui prend soin des corps des défunts, les masse, les prépare avec délicatesse.
Et si la parole sera au centre du film, il existera aussi des espaces de silences.
Des regards se détournent de la caméra, des phrases ne se terminent pas.
La pudeur comme parfum à la résistance.