Bourganeuf, résidences gigognes et projet global
À Bourganeuf (23), un ambitieux projet de médiation culturelle a été mis en place par la Drac Nouvelle-Aquitaine. Baptisé Les Nouvelles Lettres persanes, ce programme se donne comme objectif final de mettre en valeur l’histoire particulière de cette commune de manière artistique, journalistique et participative, via la mise en place d’une palette variée et cohérente d’interventions et d’événements. Explications.
À première vue, Bourganeuf pourrait passer pour une bourgade rurale comme il en existe tant en France. Mais ce serait oublier son histoire unique, terreau d’une richesse malheureusement trop peu connue et valorisée. En effet, sur les 2 400 habitants que compte cette commune, 15 % sont d’origine turque. Arrivés dans les années 1970 pour travailler dans l’industrie forestière, les premiers ouvriers turcs, rejoints ensuite par leur famille, ont fondé à Bourganeuf une véritable communauté. Hasard des politiques migratoires, cette réalité sociologique est aussi un clin d’œil (coïncidence troublante ?) avec la présence de la tour Zizim en plein centre-ville. Bâtie à la fin du xve siècle, cette tour de sept étages a servi de prison au prince ottoman Djem de 1486 à 1488. Bref, c’est un fait indéniable, Bourganeuf et l’Orient entretiennent des relations sensibles depuis longtemps.
C’est de cette histoire singulière qu’est venue l’idée d’un vaste projet de médiation culturelle, tout aussi singulier. À la demande de David Redon, conseiller Action culturelle et territoriale Charente et Creuse à la Drac Nouvelle-Aquitaine, l’association En terre indigène et la documentariste pour France Inter depuis plus de vingt ans, Anne Pastor, ont alors élaboré, avec tous les acteurs culturels du territoire, le projet Les Nouvelles Lettres persanes, officiellement lancé le 18 octobre 2021. Son ambition ? Contribuer à faire émerger dans cette petite commune un récit collectif qui se nourrit et s’empare des notions d’interculturalité. Pour y parvenir, ils se sont donné trois ans et comptent sur l’intervention de plusieurs artistes. "Notre objectif est d’impliquer les habitants dans la réalisation d’un projet transgénérationnel patrimonial capable de favoriser le vivre ensemble, à partir de leurs récits de vie et de leurs rêves sur le territoire. En créant des modules journalistiques sonores ethnologiques, littéraires, photographiques, artistiques et participatifs, ce projet doit permettre aux habitants de se réapproprier l’histoire si riche de Bourganeuf et d’ouvrir la porte d’un imaginaire collectif. Cette approche alliant le journalisme participatif, l’art et l’écriture se veut une œuvre originale", précise Anne Pastor.
Cette première année, les deux principaux artistes intervenants sont la documentariste Anne Pastor, évidemment, et l’écrivain et traducteur turc Timour Muhidine. À eux de mettre en mouvement les prémices d’un récit collectif. Pour Anne Pastor, il s’agira de réaliser avec les élèves du lycée professionnel Delphine-Gay de Bourganeuf des podcasts sonores, en lien avec Radio Vassivière, une station locale. Pour cela, elle bénéficie d’une Résidence en territoire1. Pour Timour Muhidine, il s’agira d’écrire une fiction dans le cadre d’une bourse de la Drac. L’année prochaine, les deux artistes continueront leurs travaux, mais en inversant leur statut : "Tous les leviers sont actionnés pour mettre en musique ce projet et, à terme, nous aimerions que ce soient les collectivités qui s’en emparent totalement", note David Redon.
Les premières séances de résidence d’Anne Pastor et de Timour Muhidine ont eu lieu entre octobre et novembre 2021. Pendant une semaine, la documentariste radio a mené des ateliers "sons" sur le thème "Se raconter à travers le patrimoine culinaire", au lycée Delphine-Gay. "Ce lycée professionnel est spécialisé dans la formation aux métiers du bien-être, des soins à la personne et de la restauration. J’ai donc choisi de mener des ateliers radiophoniques autour de la culture culinaire avec des élèves du pôle Cuisine. C’est une manière d’aborder les notions d’identité relativement neutre", indique la documentariste. "C’est important que ce genre de projet culturel s’insère dans le référentiel de formation des élèves", souligne Laurence Chronopoulos, la proviseure du lycée ; "en travaillant sur les questions de cuisine, nous réussissons à lier nos objectifs pédagogiques et ceux de cette résidence, c’est très bien". Après l’apprentissage des fondamentaux radiophoniques sur la technique et le contenu, les élèves ont été invités à réaliser des témoignages en interrogeant un proche d’une autre génération sur le patrimoine culinaire. Ces captations seront ensuite restituées sous forme de capsules sonores sur les ondes de Radio Vassivière et un documentaire sonore sera réalisé et présenté au public à l’été 2022. Timour Muhidine a, quant à lui, commencé son travail d’écriture le temps d’une résidence d’une semaine : "Au départ, je pensais écrire une sorte de reportage littéraire, mais finalement j’ai choisi la fiction."
Ces deux résidences sont bien le premier point d’ancrage artistique du projet Les Nouvelles Lettres persanes. Mais elles n’en sont qu’une partie et entrent en résonance avec toutes une série d’interventions et d’initiatives qui se mettent progressivement en place dans toute la ville. À savoir des ateliers de cuisine, de tissage, mais aussi un travail de cartographie sensible ou encore des sessions d’éducation aux médias, et bien "d’autres événements de basse intensité", selon l’expression d’Anne Pastor. Car, et c’est là toute la richesse de ce projet, Les Nouvelles Lettres persanes repose sur une approche pluridisciplinaire qui utilise tous les ressorts de la médiation culturelle. "On coche toutes les cases des résidences : recherche, création, éducation, transmission, traduction. C’est un choix, nous revendiquons une circulation entre les pratiques, les habitants et les structures", insiste David Redon. Le projet, en effet, se déploie selon de multiples ramifications et implique, outre le lycée professionnel, de nombreux acteurs locaux comme l’association polyculturelle turque, le centre social Agora, les éditions limougeaudes Marsa (qui souhaitent publier un recueil de toutes les productions écrites ou visuelles à l’issue du projet), la médiathèque, l’espace Confluences, etc. "Il y aura du théâtre, de la danse, du cinéma, de la photographie, des contes, en plus de la littérature et de la radio", détaille Anne Pastor.
Le 17 janvier 2022, par exemple, une soirée musicale et poétique s’est tenue à l’espace Confluences de Bourganeuf dans le cadre du projet Les Nouvelles Lettres persanes. Sur scène, le poète Aytekin Karaçoban, accompagné de Marie Virolle, des éditions Marsa, a proposé une lecture bilingue en turc et en français de son recueil Le Silence sous la langue. À la suite de cette soirée poétique ouverte à tous, Aytekin Karaçoban a animé plusieurs ateliers de traduction littéraire du turc au français, au lycée Delphine-Gay. Toujours en janvier, vingt-sept élèves de l’École de design de La Souterraine ont passé deux journées à Bourganeuf : à la suite de cette visite-découverte de la ville et des rencontres qu’ils y ont faites, ils ont réalisé des cartes sensibles sous formes graphiques et visuelles. Leur objectif est de questionner l’espace et les lieux, non pas de manière strictement géographique, mais en y faisant apparaître les rapports sensibles qui s’y tissent (anecdotes, sensations, émotions...) en creusant notamment les questions d’interculturalité et l’histoire de la ville. Une page Facebook a également été créée : toutes les activités du projet y sont recensées et, chaque mercredi, on peut y trouver un conseil de film d’une réalisatrice ou d’un réalisateur turc. "On essaie de remettre de la culture turque dans le circuit général", résume Timour Muhidine. L’auteur envisage d’ailleurs de monter en 2023 un salon du livre franco-turc à Bourganeuf.
"Ce projet est conçu avec et pour tous les habitants. Chacun en écrit une partie, sous forme de projets indépendants", rappelle Anne Pastor. Pour l’instant, la documentariste sait que les projets qu’elle mènera en 2023 seront davantage tournés vers les femmes. "Cette année, j’ai commencé mon travail de libération de la parole, de mise en récit et de réappropriation grâce à l’outil radiophonique auprès des jeunes. Après, je me pencherai sur les femmes, pour qu’elles aussi racontent." Elles, ce sont les femmes turques. Les premières sont arrivées dans les années 1980 avec des enfants en bas âge, selon la politique du regroupement familial. "D’autres ont été contraintes à l’exil pour des raisons économiques ou politiques, d’autres encore sont nées sur le territoire. Je veux recueillir leurs histoires", poursuit Anne Pastor. Un projet de tissage collectif avec l’artiste Anaïs Beaulieu devra aussi être mis en place, toujours dans le but de favoriser les échanges et le dialogue. À l’horizon 2023, l’ethnomusicologue Nicolas Elias (spécialiste de la musique des bords de la mer Noire et du répertoire des confréries mystiques), en partenariat avec le Centre régional des musiques traditionnelles en Limousin, mènera des ateliers sur les questions d’histoires, de pratiques et d’écoutes musicales parmi les habitants de Bourganeuf. Enfin, pour clôturer ce vaste projet en 2024, un parcours audio géolocalisé qui prendrait la forme d’un voyage sonore sur les traces de la Turquie à Bourganeuf pourrait voir le jour.
À lire : Timour Muhidine, La Fille de l’ethnographe, Paris, éditions Emmanuelle Collas, février 2022.
Quand une résidence devient expérience au long cours
L’autrice Chloé Baudry a été accueillie en 2021 au lycée professionnel agricole de La Tour Blanche, à Bommes (33), dans le cadre du dispositif Résidences en territoire. Elle y a mené avec les élèves un travail sur l’écriture du lieu, de l’espace, du rapport entre les habitants et leur territoire : une "écopoésie" inspirée de balades sensibles, de lectures et d’écriture de paysages.
Marina Courtabessis et Théo Michel, enseignants au lycée de La Tour Blanche, ont accompagné la résidence et les ateliers d’écriture menés par l’autrice. Interrogés à l’issue de la résidence, au printemps 2021, ils en mesuraient déjà tous les bénéfices : "Qu’une artiste, avec son propre univers, vienne chez nous est un vrai plus pour le programme que l’on suit sur l’année, aussi bien pour les élèves en classe que pour tout le reste du lycée. Le travail et l’énergie de Chloé ont renforcé notre motivation et nous ont permis d’aborder des sujets que nous n’aurions pas forcément explorés sans elle1, affirmait alors Théo Michel.
Aujourd’hui, presqu’un an et demi après le séjour de Chloé Baudry au sein du lycée, Marina Courtabessis est encore marquée par cette résidence, et l’enthousiasme qui perce dans sa voix lorsqu’elle l’évoque dit à lui seul toute la réussite de cette expérience. Elle a conservé des liens avec l’autrice, dont elle suit l’évolution du travail, tout comme certains élèves qui restent attentifs à son parcours.
Les dynamiques induites par Chloé Baudry lors de sa résidence sont encore à l’œuvre aujourd’hui, comme l’explique Marina Courtabessis : "En tant que professeure d’histoire-géographie et de lettres, j’ai repris dans mes cours, en suivant les conseils de Chloé qui insistait beaucoup sur la nécessité de désacraliser l’écriture et le livre, ce travail d’écriture sur le lieu, en demandant à mes élèves d’écrire ce qu’ils voient, sans nécessairement devoir inventer des choses, simplement en observant le paysage de vignes et le château qui nous entourent. Cette idée de proximité avec le lieu et de capacité à écrire dessus m’a beaucoup apporté. Pour déclencher l’écriture, autant partir de choses simples, pour donner confiance aux élèves."
Le travail mené par Chloé Baudry avec les lycéens a aussi été le point de départ de sorties scolaires ultérieures visant à poursuivre cette idée de parler du territoire à travers l’écriture. L’enseignante a ainsi accompagné ses élèves de troisième lors d’une sortie au Domaine de Malagar, à Saint-Maixant (33), maison familiale et lieu d’inspiration de l’écrivain François Mauriac. Elle a également répondu à l’invitation d’ALCA à se rendre au Chalet Mauriac – autre lieu familial de l’écrivain, à Saint-Symphorien (33), devenu résidence de création – en septembre 2021 pour y rencontrer des auteurs, notamment lors d’une table ronde réunissant Baptiste Cogitore, Philippe Guérin et Laura Désirée Pozzi, l’occasion d’un riche échange autour du métier d’écrivain.
Enfin, le livret de restitution de la résidence, qui reprend les contributions des élèves, sera présenté lors des prochaines journées portes ouvertes de l’établissement car, comme l’affirme Marina Courtabessis," cette expérience colle complètement à ce que nous avons envie de faire dans ce lycée". Et en tant qu’ambassadrice plus que convaincue, elle conclut par : "Un jour, je le referai, c’est évident !"
1 Extrait de "Le lycée de La Tour Blanche, 'lieu-dit/lieu-écrit'", par Nicolas Rinaldi, juin 2021