Géographie fragmentée d’un corps-accords, performance poétique et sonore de Charlotte Bonnefon et Julia Hanadi Al Abed


À l’issue de leur résidence périlittéraire au Chalet Mauriac autour de Nos Invisibles de Charlotte Bonnefon, publié début 2024 aux éditions Cambourakis, l’autrice du livre et Julia Hanadi Al Abed, musicienne et compositrice des pratiques sonores électro-acoustiques, ont proposé une forme performative, d’une trentaine de minutes, à la médiathèque Jean Vautrin à Saint-Symphorien. Leurs mots et leurs sons, doux et âpres à la fois, éminemment terrestres, tissent l’ossature d’un paysage accidenté où les contours des corps, en apnée, se déploient. Ils entraînent le public dans un espace-temps, hors du temps, où le vivant se met à vibrer de tout son poids. Leurs circonvolutions font apparaître des roches, de l’eau, les entrailles de la terre se mettent à sonner. Comme une invitation à l’errance et à la contemplation. Être en vie.
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Nos Invisibles, l’ancrage de ce corps à corps spatialisé au Chalet Mauriac
Le récit de Charlotte Bonnefon part des violences faites aux cantinières et femmes de ménage Algériennes dans la ville pétrolière algérienne de Hassi Messaoud, au cœur du Sahara, par des hommes qui ont du mal à trouver du travail et cherchent un bouc-émissaire.
Pour s'emparer de ce douloureux sujet qui la hante, l’autrice tente de tisser des liens entre des fragments de vie, depuis son histoire personnelle, familiale, avec une mère et une grand-mère nées, elles aussi, en Algérie, à la grande histoire, à ce fait divers, à travers une écriture qui déjoue l'attente d'une "histoire" à proprement parler.
"C'était comme une sorte de processus chimique dans une eau, dans laquelle il aurait fallu faire vibrer les matières en suspension et qu'elles puissent se redéposer pour finalement faire ce travail de montage puisque l'écriture fragmentaire, c'est aussi ce travail de montage-là." relate Charlotte Bonnefon.
Ma fille, de quel courage héritons-nous ? La peau coupée au plus près. Le temps passe et ce matin n’est pas jour de fête. Parmi les oiseaux, reprends ton couteau[1].
Le fait de créer des ponts entre des vies végétales, humaines, dans des temporalités très profondes l’amène à travailler sur la notion de résonance entre les éléments plus que sur une linéarité de récits. "Nos généalogies anciennes résonnent jusqu'à notre présent" raconte l’autrice.
C’est sans doute à cet endroit de la résonance que s’est fait le lien avec le son puisque la résonance, c'est à la fois le son qu'on produit, mais aussi un son dans un contexte précis, qui sonne par rapport à ce qui est présent, et ce qui vit en retour tout en donnant cette forme de matérialité au son, comme l’explique Julia Hanadi Al Abed.
C’est, en tous les cas, autour de cette exploration des fragments temporels, spatiaux, d’histoires intimes, mais aussi de collectes d'archives sonores, textuelles et iconographiques que Charlotte Bonnefon et Julia Hanadi Al Abed se retrouvent pour documenter le réel et appréhender une forme performative de poésie sonore au Chalet Mauriac où elles sont accueillies en résidence du 14 au 28 avril 2025. Les deux créatrices se sont rencontrées à la sortie de l’école où leurs filles sont scolarisées, dans la même classe, ce qui a tissé entre elles une amitié très forte. Elles ont en commun de partager une approche sensible, vivante, spatiale du paysage, relationnelle au monde.
À l’intersection des mots et des sons
L’une et l’autre vont travailler par strates sur des motifs qui se répètent, se font écho, en variant à chaque fois de situation, de contexte, et tenter de créer une sorte de mémoire poétique, physique et spatialisée grâce au son. Sur des temps, elles sont ensemble ; sur d’autres, séparées, pour que la musicienne et compositrice des pratiques sonores électro-acoustiques puisse procéder à la recherche de sons auxquels elle pense par analogie, avec leurs lectures communes.
"Dans le texte de Charlotte, il a aussi une forme d'immédiateté donc l'approche qu'on a eue est faite de matières qui sont des échos aux mots. Les timbres sonores que j'utilise sont parfois très concrets, ils appuient aussi littéralement les mots" explique Julia Hanadi Al Abed.
Pour elle, l’enjeu est de tendre à un effet sculptural où les sons remodèlent les mots, les font ressurgir de façon plus saillante afin de ne pas être dans une fabrication artificielle ou une forme d’illustration.
Comme les deux créatrices le rappellent, l’objet travaillé est différent d’un livre en tant que tel ou d’un livre mis en musique. Il induit une recherche minutieuse d’équilibre, en laissant la place à des respirations avec des temps où la voix ou le son s'absente. L’attention, la sensibilité au son constitue, pour toutes les deux, une manière de repenser l'espace que l'on prend, une manière d'être furtive ou pas, celle d’être à l'écoute des bruits des autres êtres vivants, des espaces, du territoire.
En immersion
Charlotte Bonnefon est familière des landes girondines : "cette forêt, c'est vraiment un lieu de l'enfance puisque mes parents avaient une ferme dans un airial en dehors du village, à Sore. Un lieu et des liens très précieux. Ça m'a replongée dans cette strate du passé qui a fait retour tout au long de la résidence." Pour Julia Hanadi Al Abed qui a grandi à Carcans, dans le Médoc, la forêt des Landes de Gascogne a laissé une trace indélébile dans son enfance et marqué son rapport à la nature.
Toutes les deux, pendant la résidence, se sont, d’ailleurs, prêtées à la cueillette de fleurs, à des marches parmi les fougères aigles, à l’observation de lichens, aux discussions plurielles, nécessaires au processus de création et à l’approfondissement du lien entre elles.
Comme le décrit Julia Hanadi Al Abed, "le lieu m'a apporté des clés pour le texte. Par exemple, la marche dans le sable. Je savais très bien que les rivières, ici, ont un lit de sable et que j'avais une matière sonore à disposition. J'avais déjà des prises de son faites de marche dans du sable ou dans l'eau mais elles n’avaient pas été réalisées ici. C'était hyper important de dire à Charlotte : viens, viens, viens, on va dans la Hure. C’est au cœur de ma pratique de me saisir de l'endroit où je travaille in situ."
In situ ou faire corps, coûte que coûte, être en immersion, avec tous les sens en éveil qui convoquent les géographies, de l’extérieur vers l’intérieur, du paysage à l’intime avec ce fil conducteur du son qui reconvoque sans cesse une mémoire sensible, sensuelle de l’instant vécu et du territoire.
"Je dirais que Julia déchiffre sans cesse le paysage comme un paysage comestible, comme un espace avec lequel elle est en relation. Elle ne prend pas les chemins, elle traverse à travers bois ou à travers les herbes hautes. Il y a vraiment ce besoin et cette volonté d'arpenter, d'aller dans les espaces où vont plutôt les bêtes que les humains mais avec ce lien qui passe aussi par le goût, par une tisane, par une salade. On a mangé beaucoup de choses qui étaient prélevées dans l'espace autour de nous." exprime Charlotte Bonnefon.
Cette immersion dans le lieu s’est aussi traduite par des échanges avec les autres résidents du Chalet Mauriac, Stéphane Nicolet et Jérémie Gaulin, qui ont influencé les sélections de certains passages du livre de Charlotte Bonnefon pour la forme performative, présentée à la médiathèque : "j'ai choisi certains extraits plutôt que d'autres comme des résonances avec ce qui se passait dans cette vie commune et partagée pendant deux semaines."
Le Chalet Mauriac constitue ainsi une étape décisive dans leur processus de recherche et de création. Les deux créatrices vont prolonger ce travail dans d’autres espace-temps pour approfondir leur démarche. Elles joueront fin octobre, en Aveyron, et début novembre, sur Bordeaux.
Leur structure organique et mouvante, se prête à accueillir d’autres textes, d’autres fragments, et à envisager possiblement un travail sur la lumière et la scénographie pour sublimer cette rencontre sensorielle et vivante entre mots et sons. Elles cherchent un nom à lui donner. Garcettes ? le nom d'une petite corde de marines réalisée par tressage, car pour elles, il ne s’agit ni d’une lecture sonore, ni d’un spectacle, mais plutôt d’une parenthèse. Entre corps accords.